On néglige trop souvent de réfléchir à son apprentissage. Ce qui, dans un domaine comme l'adoption d'une nouvelle prononciation, est crucial. C'est à mon sens un des rôles fondamentaux de l'enseignant. Autant l'apprenant peut s'entraîner seul (s'il veille à demeurer conscient et actif), autant la réflexion sur les enjeux de l'apprentissage (motivations et freins) me semble devoir être guidée, partagée et poussée assez loin. La recherche a montré que le progrès en prononciation d'une nouvelle langue est pour moitié le fait de l'attitude et de la motivation, et pour moitié (seulement!) le fait de l'entraînement. Il est donc important de faire le point régulièrement sur son attitude face à ce que l'on apprend, et prendre du recul.
Je raconte souvent l'anecdote suivante : une collègue enseignante vient me trouver : "Je viens te voir parce que j'ai des problèmes en prononciation de l'anglais. A l'écrit tout va bien, mais pour mes présentations orales dans les colloques, j'ai vraiment des problèmes. Donc, je me suis acheté un livre. Que penses-tu de mon livre?"
(Dans mon for intérieur, je pense à mon frère qui me dit régulièrement : "Il faut que je refasse du sport. Alors... j'ai acheté un livre - d'exercices de gymnastique".)
Je feuillette le livre de phonétique de l'anglais qu'elle me tend, et qui aborde toutes les caractéristiques de l'anglais.
- Ton livre m'a l'air très bien, très complet. Mais quel est ton problème?
- La prononciation de "th", dit-elle en le prononçant parfaitement.
- La prononciation de...?, dis-je juste pour le plaisir de la voir réaliser à nouveau parfaitement un son qu'elle déclare ne pas maîtriser.
- De "th"!
- Et bien voilà, tu l'as parfaitement prononcé!
- Ah oui, mais là, c'est parce que je le prononce tout seul, mais dans des phrases, je n'y arrive pas.
- Alors, rien de grave! Si tu arrives déjà à le prononcer tout seul, tu dois juste t'entraîner à le prononcer d'abord dans des mots d'une syllabe, puis de 2, faire des gammes, surligner le son dans des textes pour le repérer et t'appliquer. Bref, t'organiser un entraînement régulier et progressif pour maîtriser ce son qui te résiste. D'ailleurs, tu en penses quoi de ce son?
- "Th"? C'est moche et vraiment ridicule à prononcer!
- Ah???? Si c'est vraiment ce que tu penses, ce n'est pas le son qui te résiste, c'est toi qui résiste au son! Et il vaut mieux attendre que ton opinion ait évolué plutôt que de commencer un travail qui risque de t'épuiser si tu résistes.
- ??
- Tant que tu ne prendras pas de plaisir à prononcer cette jolie consonne de l'anglais (que l'on trouve aussi en espagnol d'Espagne, par exemple), comme un son attrayant par sa différence, finalement facile dans son articulation (d'ailleurs tu l'as parfaitement prononcé) et qui te fait véritablement entrer dans la prononciation de l'anglais... bref, tant que tu ne voudras pas vraiment jouer le jeu, commencer un travail est inutile. Tu en penses quoi?"
Voici un exemple, parmi de nombreux autres, d'échange sur les enjeux de l'apprentissage. Je vois trop souvent des étudiants tenter de compenser leur manque de conscience phonétique par la quantité d'entraînement. Et j'ai l'impression de voir des mouches se cogner à une vitre, plutôt que prendre le recul pour trouver une issue.
Pour amener à réfléchir sur les composantes cruciales d'un apprentissage phonétique, partons de Pygmalion.
Pygmalion est une pièce de George Bernard Shaw (1856-1950), prix Nobel de littérature 1925. La pièce, écrite en 1912, est une romance sur fond de phonétique, nouvelle science de l'époque (l'Association Phonétique Internationale est née en 1897).
La pièce a fait l'objet de deux adaptations cinématographiques :
Pygmalion (1938), aujourd'hui libre de droits et que l'on peut voir ici (avec des sous-titres en anglais) :
et My Fair Lady (1964).
Tout le monde connaît l'histoire : deux aristocrates britanniques, dont un phonéticien (Henry Higgins), font le pari de transformer la prononciation "cockney" d'une pauvre fleuriste (Eliza Doolittle) en un accent aristocratique pouvant faire illusion à la cour d'Angleterre.
La version originale de la pièce traite avec précision de science phonétique - dont l'enregistrement et la transcription sont les domaines phares de l'époque. Par exemple, dans l'extrait suivant et son commentaire par l'auteur :
THE FLOWER GIRL. Ow, eez ye-ooa san, is e? Wal, fewd dan y' de-ooty bawmz a mather should, eed now bettern to spawl a pore gel's flahrzn than ran awy atbaht pyin. Will ye-oo py me f'them? [Here, with apologies, this desperate attempt to represent her dialect without a phonetic alphabet must be abandoned as unintelligible outside London.]
Pour les besoins du film de 1938 auquel il collabore (et pour lequel il recevra un Oscar en 1939 pour le scénario), G.B. Shaw ajoute à la fin de l'acte II la première leçon de prononciation d'Eliza, cette dernière faisant preuve de grandes dispositions à l'adoption de nouveaux gestes de parole.
Les éléments pédagogiques qui me semblent intéressants à discuter (voir diaporama ci-dessous) :
- Higgins déclare au début de la pièce qu'il est possible à Eliza d'apprendre à changer de manière de parler : l'enseignant croit en l'effet de ses techniques sur son élève (voir l'effet Pygmalion de Rosenthal) ;
- Eliza est motivée par un objectif professionnel et elle est prête à payer pour l'obtenir ;
- elle suit un entraînement intensif (elle en rêve la nuit) ;
- elle suit un enseignement varié : théorique (avec des profils articulatoires), des sons isolés, dans des mots, dans des énoncés (de type virelangue), technologique (avec des enregistrements, des représentations oscillographiques, des "machines"), centré sur des voyelles, des consonnes, la prosodie... et même la mythique technique d'entraînement de Démosthène avec des billes dans la bouche! (rappelons que Démosthène aurait eu la voix qui portait peu - d'où l'entraînement face à la mer, et aurait eu une élocution difficile / de type bégaiement? - d'où les petits galets dans la bouche... de là à ajouter de la difficulté à la difficulté...)
- elle est entraîné par un coach sévère et intransigeant (Higgins) et un coach attentif et bienveillant (Pickering).
Le film de 1964 My Fair Lady prend des libertés par rapport au texte et rend compte d'un parcours d'apprentissage plus conflictuel... parcours que j'ai souvent rencontré dans mon exercice professionnel.
Conformément à la pièce, les éléments pédagogiques sus-mentionnés sont là aussi présents, mais... Eliza ne fait pas de progrès. Dans aucun domaine. Elle souffre, harnarchée dans les machines, les voyelles lui résistent, les "h" aussi - elle brûle ses feuilles dans la flamme de la machine, elle n'entend pas, ne reproduit pas.... Elle s'épuise et ses deux mentors aussi.
Jusqu'au moment où...
Higgins, lassé de lui demander de répéter une phrase qu'elle ne parvient pas à produire à l'identique, s'interrompt et vient lui rappeler l'objectif de cet apprentissage ("la majesté et la grandeur de la langue anglaise"). Et il lui assure qu'elle va atteindre cet objectif. C'est le recul nécessaire pour casser une routine improductive. L'apprentissage ne montre pas un progrès linéaire. Il est clairement marqué par des étapes dont la première est cruciale. C'est l'entrée dans la maîtrise de la nouveauté. Voici l'extrait :
ELIZA - « The rine in Spine stais minely in thee pline ». I can't! I'm so tired!
PICKERING - For God's sake, Higgins, it must be -- in the morning. Do be reasonable.
HIGGINS - I am always reasonable. Eliza, if I can go on with a blistering headache, you can.
ELIZA - I got a 'eadache, too.
HIGGINS - I know your head aches. I know you're tired. I know your nerves are as raw as meat in a butcher's window. But think what you're trying to accomplish. Just think what you're dealing with. The majesty and grandeur of the English language.... It's the greatest possession we have. The noblest thoughts that ever flowed through the hearts of men... are contained in its extraordinary, imaginative... and musical mixtures of sounds. And that's what you've set yourself out to conquer, Eliza. And conquer it you will. Now try it again.
ELIZA - « The rain in Spain...stays mainly in the plain. »
HIGGINS - What was that?
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Les motivations d’Eliza
I want to be a lady in a flow’r shop, ‘stead of sellin’ at the corner of Tottenham Court Road. But they won’t take me unless I can talk more genteel. He said ‘e could teach me. Well, ‘ere I am, ready to pay ‘im, not asking any favor and he treats me as if I was dirt. I know what lessons cost as well as you do and I’m ready to pay.
Techniques 1 : L’alphabet
- Say your vowels !
- I know me vowels. I knew’em before I come.
- If you know them, say them.
- Ahyee, e, iyee, ow, you.
- A E I O U.
- That’s what I said : ahyee, e, iyee, ow, you. That’s what I’ve been said for three days an’ I won’t say it no more.
- I know it’s difficult Miss Doolittle, but try to understand.
Techniques 2 : L’alphabet phonétique
Techniques 3 : Les voyelles en contexte
Techniques 4 : Aides visuelles / tongue twisters
- Come here Eliza and watch closely. Now, you see that flame. Every time you pronounce the letter “H” correctly, the flame will waver and every time you drop your “H”, the flame will remain stationary. That’s how you know you’ve done it correctly. In time, your ear will hear the difference. You’ll see it better in the mirror. Now listen carefully. “In Hartford, Hereford and Hampshire, hurricanes hardly ever happen”. Now you repeat after me : “In Hartford, Hereford and Hampshire, hurricanes hardly ever happen”.
- “In ‘artford, ‘ereford and ‘ampshire, ‘urricanes ‘ardly Hever ‘appen”.
- Oh no no. Have you no ear at all?
- Should I do it over?
- No please. Start from the very begining. Just do this , go : HA, HA, HA, HA.
Techniques 5 : L’intonation
- Again Eliza : “How kind of you to let me come”. [...]
- No, “kind of you”. It’s like “cup of tea”. Say “cup of tea”.
- Cuppatea...
Techniques 6 : Démosthène
- 4, 5, 6 marbles. Now, I want you to read this and I want you to enunciate every word just as if the marbles were not in your mouth : “With blackest moss, the flower pots were thickly crusted, one and all”. Each word clear as a bell.