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Enseignement/Apprentissage de la Prononciation du Français
Enseignement/Apprentissage de la Prononciation du Français
28 octobre 2014

Militons pour le rythme !

 

 

    Dans Phonétique Progressive du Français, niveau Débutant, réédité par CLE International (2012), on trouve page 19 un exercice de rythme ayant pour titre Manifestation. Il s'agit de mettre des paroles scandées sur un rythme imposé.

    Je vous propose ici l'exercice contraire : deviner le rythme de la scansion à partir du texte.

    Lors de la manifestation parisienne "Marche pour le climat" du 21 septembre dernier, on a entendu le slogan suivant :

Urgence climatique, transition énergétique !

    Comment rythmez-vous cet énoncé?

    Envoyez-moi par mail un mp3 scandé enregistré sur votre téléphone par exemple : tapez dans vos mains au rythme d'une marche (mais pas sur chaque syllabe). Je ferai un montage des 5 premiers envois. Les francophones non-natifs sont prioritaires :) La réponse et l'explication dans une semaine !

 

    Mon adresse e-mail pour vos envois : fonetiks@hotmail.fr

 

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31 juillet 2015

"Ç(a) a été ?"... en 4 ou 3 syllabes

 

    Si la cuisine et les restaurants français sont généralement célébrés (l'UNESCO a accepté d'inscrire la gastronomie française dans la liste du patrimoine culturel immatériel de l'humanité en 2010), l'accueil des clients dans un certain nombre de brasseries / restaurants laissait parfois à désirer...

 Extrait de L'aile ou la cuisse, de Claude Zidi, 1976,
avec Louis de Funès et Coluche.

 

(Ajout du 30 août 2017 : Dessin de Lefred-Thouron dans Le Canard Enchaîné du 23 août 2017, p.6)

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    Un réel effort a été fait depuis. Aujourd'hui, le service est plus souriant, plus prévenant, plus soucieux du client. La preuve en est : afin d'annoncer qu'il va débarrasser le plat de devant le client, le serveur dit au choix : "C'est terminé?", "Je peux vous débarrasser?", "Ça s'est bien passé?", "Ça vous a plu?"...

    J'ai remarqué dernièrement une formule très fréquemment utilisée par les serveuses et les serveurs dans cette situation : ils demandent "Ça a été?", mais prononcée non pas en 4 syllabes comme il se doit : [sa - a - e - te] mais en 3 syllabes [sa - e - te]. La formule est évidemment plus économique que toutes les autres précédemment citées, et sa réalisation en 3 syllabes l'est encore davantage ! ... Et cela compte quand on répète une question pour débarrasser chaque entrée, chaque plat et chaque dessert de chaque client !

    Ma première réaction de phonéticien a été de me demander comment un étranger pourrait décoder ce "Ç(a) a été" prononcé en 3 syllabes... En "Ça était"? En "Ça été"?

 

    Les cas de gémination (= allongement) de voyelles existent en français. La gémination permet de distinguer par exemple les énoncés suivants lorsqu'ils sont prononcés en un seul grand groupe rythmique - sans pause, sans coup de glotte, etc... :

Il a porté deux bouteilles / Il a apporté deux bouteilles

Jean porte le sac / Jean emporte le sac

Anne a pris des nouvelles / Anne a appris des nouvelles / Anna a appris des nouvelles

Les garces ont tout volé / Les garçons ont tout volé

Sophie part lundi / Sophie y part lundi

Laure amène ses enfants / Laura amène ses enfants

etc...

 

   La littérature a depuis longtemps su transcrire par l'élision des marques d'oral ("T'as quel âge?" pour "Tu as quel âge?", "Les p'tits papiers" pour "Les petits papiers"...), mais je n'ai, à ma connaissance, jamais rencontré d'élision de "Ça" en "Ç'". Et vous ?

 

    Si un serveur vous débarasse en vous demandant "Ça a été ?", tendez l'oreille et demandez-lui de confirmer sa prononciation : "En 4 ou 3 syllabes?", "Ça - A - é - té?" ou "Ça - é - té?" et rapportez la réponse en commentaire de ce message. Rémy Porquier, linguiste, peut se porter témoin de la réponse du serveur à qui j'ai posé la question. "En 3 syllabes" a-t-il répondu en levant les yeux au ciel... Certains clients ont de ces curiosités ....

 

 

 

25 juin 2013

Enchaînements et Liaisons

 

     Nous l’avons déjà maintes fois rappelé ici, le français enchaîne les mots à l’intérieur des groupes rythmiques, sans considération des limites physiques des mots écrits. À l’intérieur d’un groupe rythmique en français, « toutestattaché » [tu-tɛ-ta-ta-ʃe]. C’est pour cela que les enfants français, qui commencent à écrire, produisent : « sava » et « jetèm » car à l’oral, la frontière entre les mots d’un groupe rythmique n’est pas marquée. Cela donne une impression unie, liée, souvent décrite comme agréable par les oreilles non-natives. Ce ne sont pas les mots que l’on entend, mais des paquets de mots prononcés ensemble : les groupes rythmiques.

                      

Les voyelles juxtaposées dans un groupe rythmique s’enchaînent : c’est ce qu’on appelle l’enchaînement vocalique. Ex : Tu as été à Tahiti ? [ty-a-e-te-a-ta-i-ti] et non pas *[ty#a#e-te#a-ta#i-ti].

Les consonnes prononcées en finale de mots forment syllabe avec la voyelle qui suit - si le mot suivant commence par une voyelle : c’est ce qu’on appelle l’enchaînement consonantique. Ex : Avec lui ou avec-elle ? [a-vɛk-lɥi /u-a-vɛ-kɛl] et non pas *[a-vɛk # ɛl] Une minute ou une-heure ? [yn-mi-nyt / u-y-nœR] et non pas *[yn # œR].

Enfin, des consonnes finales muettes dans le mot isolé sont prononcées en formant syllabe si le mot suivant commence par une voyelle : c’est la liaison. Ex : Un p(e)tit copain, un p(e)tit Tami. [ɛ̃-pti-kO-pɛ̃ / ɛ̃-pti-ta-mi] Un professeur, un Nétudiant [ɛ̃-pRO-fE-sœR / ɛ̃-ne-ty-djɑ̃].

Enchaînements et liaisons sont réalisées À L’INTÉRIEUR DU GROUPE RYTHMIQUE. Voilà encore une preuve de l’importance fondamentale de cette notion en français, pourtant si souvent négligée. Le groupe rythmique est défini par sa syllabe accentuée, dernière syllabe du groupe.

Pourtant, dès 1914, Maurice GRAMMONT écrit dans La prononciation française, Delagrave, (p.129) :

« La difficulté est de savoir dans quels cas il faut lier et dans quels cas on doit s’en abstenir. La règle générale est fort simple : on lie à l’intérieur d’un élément rythmique, on ne lie pas d’un élément rythmique au suivant. Autrement dit : on lie d’une syllabe inaccentuée sur la suivante, on ne lie pas la syllabe accentuée. »

Tout dépend donc du découpage en groupes rythmiques.

On le sait, plus les conditions de communication sont difficiles, plus on a intérêt à produire des groupes rythmiques courts, afin d’assurer la meilleure compréhension possible de son message. On peut dire : « Le bureau est ouvert de 14h à 16h30 », en un seul grand groupe rythmique (c’est la façon dont le dirait quelqu’un n’accordant aucune importance à la transmission du contenu, en délivrant l’information de manière quasi automatique). On peut aussi découper ce message en éléments minimaux afin d’assurer au maximum sa compréhension : « Le bureau / est ouvert / de 14h/ à 16h30 ».

Ce découpage en éléments minimaux correspond à un découpage grammatical (on parle de découpage syntaxico-prosodique) : groupe nominal, groupe verbal, groupe prépositionnel… C’est à l’intérieur de chacun de ces groupes qu’apparaissent les liaisons. C’est cette règle simple qu’il faut comprendre et appliquer. Il n’est pas possible de mémoriser les règles détaillées (voir ci-dessous) pour les mettre en œuvre. Par contre,/ on peut comprendre / qu’il faut tout Tattacher/ à l’intérieur / d’un groupe rythmique / et prendre l’habitude / de pratiquer / l’enchaînement / et la liaison /dans tous les groupes rythmiques,/ même minimaux.// Par exemple, en présentant TOUJOURS les lexèmes avec des déterminants (masculin ou féminin au singulier – un/son/mon Nami, une-amie, et pluriel – des Zamis) et non isolés « ami, amie ».

Vous voulez déjà des exercices? En voici ici

Vous l’aurez compris : il ne me semble pas du tout bénéfique de transmettre d'emblée "les règles" aux apprenants (il y a de quoi se décourager avant même de commencer...) Peut-être aux niveaux avancés aptes à aborder sans s'effrayer une synthèse du fonctionnement détaillé de la liaison en français… Il me semble bien plus intéressant de faire observer les enchaînements et les liaisons à partir de corpus segmentés en groupes rythmiques minimaux, d'établir des hypothèses, des règles intermédiaires... L'enseignant doit par contre parfaitement maîtriser l'enchaînement et la liaison afin de confirmer ou d'infirmer les hypothèses faites par les apprenants...

Voici donc les « règles », à l'usage des enseignants. La liaison est réalisée :

À l’intérieur du groupe nominal 

- après le déterminant : + substantif (lesZenfants, desZamis), + adjectif (lesZanciens modèles), + pronoms (lesZuns, lesZautres) ;

- après l’adjectif : + substantif (le dernierRétage, un grosZeffort, aucunNintérêt)

(La liaison après un substantif pluriel est facultative : lesZétudiantsZaméricains).
(La liaison après un substantif singulier est interdite : unNétudiant#américain);

 

À l’intérieur du groupe verbal

- après le pronom personnel : + verbe (vousZavez, ilsZarrivent), + en/y + verbe (onNy va, nousZen venons)

- après le verbe : + pronom (que veutTil ? allonsZy !), + pronom personnel + en/y (allez vousZen !)

(La liaison après les verbes est facultative, car deux découpages sont alors possibles : il est(T)ici, ils sont(T)arrivés, je vais(Z)essayer, vousZêtes(Z)invité)

 

À l’intérieur d’autres groupes

 - après un adverbe ou une préposition d’une seule syllabe : plusZaimable, enNhiver, trèsZamoureux, toutTentier, chezZelle, quandTil vient…)

La liaison est interdite : entre deux groupes rythmiques (Les amis#arrivent à midi), avant et après ET et OU ( du pain#et#un verre d’eau), après les mots interrogatifs (combien#as-tu ? quand#arrive-t-il ?), après les pronoms sujets dans une interrogative par inversion (SontTils#arrivés ?), après les noms propres (Julien#a téléphoné), et après un « h aspiré » (voir plus bas).

 

L’usage de la liaison est aussi un marqueur de prestige : plus le registre est formel, plus on trouve de liaisons. Plus le registre est formel, plus les groupes rythmiques sont longs et donc permettent plus de liaisons. (Voir le cas particulier de la liaison sans enchaînement).

Expressions figées avec liaison : accentTaigu, avant-Thier, commentTallez-vous ?, de hautTen bas, de mieuxZen mieux, de moinsZen moins, de plusZen plus, de tempsZà autre, de tempsZen temps, du potTau feu, les ChampsZElysées, les EtatsZUnis, motTà mot, nuitTet jour , petitTà petit, sousZentendu, tantTet plus, toutTà coup, toutTà fait, toutTà l’heure, toutTau moins, toutTau plus, un sousZofficier, vis-Zà-vis, …

Expressions figées sans liaison : nez#-à-nez, mort#ou vif,…

Graphie : sur les cinq consonnes de liaison ([z, t, n, R, p]), seules les deux les plus fréquentes présentent plus d’une graphie. Données et exemples tirés de WIOLAND, 1991 :

[z] (49%)       (s) les EtatS-Unis,      (x) Un fauX ami     (z) AlleZ-y ! 

[t] (28,2%)      (t) TouT éveillé,          (d)Un granD espoir.

[n] (22,5%)     (n) EN attendant.

[R] (0,25%)     (r) Un premieR emploi.

[p] (0,05%)     (p) TroP ému.

 

Le "h aspiré": ce terme décrit le graphème lorsqu’il marque l’impossibilité à l’oral de lier la consonne précédente à la voyelle suivante avec une consonne de liaison ou un enchaînement consonantique. Il interdit dans ce cas l’élision et produit un enchaînement vocalique.

Il n’existe malheureusement pas de règle permettant de distinguer les mots ne présentant pas de « h aspiré » (les heures, les hommes, un hôtel) et les mots présentant un « h aspiré » (les#Halles, un#héros).

Quand ces mots apparaissent en classe, il est important de les traiter immédiatement à l'oral dans des énoncés, en faisant varier le contexte, pour donner à entendre et faire pratiquer afin de les mémoriser.

Le Bon Usage de Grévisse liste 135 mots, comme les principaux commençant par « h aspiré ». Voici ceux qui nous semblent les plus courants (en gras les indispensables) :

un H, une #hache, une #haie, quelle #haine !, elle va les #haïr, dans un #hall, les #Halles, une #halte, un #hamac, un #hameau, un #hamster, une #hanche, un #handicap, les #handicapé(e)s : [souvent lié], un #hangar, ils #hantent (hanter), ils #happent (happer), un #happy end, c’est #harassant, tu es #hardi !, un #harem, un #hareng, quelle#hargne !, un #haricot, les# haricots : [souvent lié], une #harpe, les #hasards de la vie, en #hâte, en #haut (≠ enNeau), un #havre de paix, les #héros (≠ les zéros), les #hêtres du jardin (≠ lesZêtres), de petits #heurts, un #hibou, c’est #hideux, un #hippie, ils #hissent (hisser), un #hobby, les #hockeyeurs, en #Hollande, des #homards, en #Hongrie, quelle#honte !, un #hoquet, les #hors-la-loi, une #housse, un #houx, les #hublots, ils #huent (huer), Ils #hurlent (hurler) : [parfois lié], un # hurlement, une #hutte.

 

 

Bonus

Auguste Pataquès, par Hervé LeTellier (Des Papous dans la tête, 01/11/2015)

Auguste Pataquès

26 juin 2013

"e" muet et prononcé

Comment prononcez-vous  : « Une fenêtre » ?

1. [ynfœ'nɛtʁ] (comme peur)  ou  2. [ynfø'nɛtʁ] (comme peu)?

Attribuez-vous à la prononciation qui n’est pas la vôtre
une origine régionale ou étrangère ?
(
La réponse attendue est « Non ! »).

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Mais peut-être pensez-vous dans ce cas précis prononcer une voyelle différente de [œ] ou [ø] ? Un timbre intermédiaire entre ces deux voyelles (comme expliqué dans un message précédent, puisque l’on est en syllabe inaccentuée) ? Ou peut-être pensez-vous au symbole [ə] que vous rencontrez dans les dictionnaires, et que vous connaissez sous le nom de « e caduc », « e muet », « e instable » ou sous sa terminologie phonétique très prisée des étudiants : « le schwa » (c’est le nom du symbole phonétique [ə]) ? Mais votre prononciation de [ə] diffère-t-elle réellement de [œ][ø] ou d’un timbre intermédiaire entre ces deux voyelles antérieures arrondies ?

[ə]

Dans « Que faire de la graphie “e” ? » (Le français dans le monde, n°318, nov-déc. 2001, pp. 32-33), François Wioland écrit :

« La transcription par [ə] employée habituellement donne à penser qu’il pourrait s’agir d’une prononciation particulière […] Au plan strictement phonétique, cette représentation est trompeuse car elle correspond à une voyelle centrale non labialisée (« e » central) qui n’existe pas dans le système français. Lorsque cette voyelle inaccentuée est prononcée, elle est réalisée labialisée et antérieure (son [Œ]).

En réalité tout se passe comme si le symbole [ə] était systématiquement attribué à la graphie « e », qu’elle soit prononcée ou qu’elle soit muette. C’est dire combien cette représentation n’est en rien comparable aux autres transcriptions vocaliques. Elle ne se situe pas sur le même plan et il est didactiquement préjudiciable de la présenter sur le même plan que les voyelles qui sont accentuables. L’apprenant retient à l’usage qu’il s’agit d’une voyelle qui peut devenir muette d’une façon qui lui paraît le plus souvent aléatoire tout en constatant très vite qu’on ne lui dit pas comment la prononcer lorsqu’elle se prononce […]

Or ce qui importe au plan didactique c’est de savoir :

- d’une part comment prononcer cette voyelle lorsqu’elle n’est pas muette, comme par exemple dans le mot phonétique « vendredi » ? Réponse : par [Œ] au même titre que les autres voyelles d’aperture moyenne [E] et [O] en syllabe inaccentuable et certainement pas par [ə] qui ne dit rien de clair sur sa prononciation […]

- d’autre part comment prononcer les consonnes mises en contact par l’amuïssement de cette voyelle ? […]

Quant à la question de savoir pourquoi cette graphie « e » est parfois prononcée, parfois muette, la réponse ne peut être donnée que dans un contexte rythmique et phonétique (les structures syllabiques et les suites de consonnes). »

 

Rappel

Le symbole [ə] est utilisé dans les transcriptions phonétiques par tradition, et il est attribué à la graphie « e », dans la plupart des cas pour marquer son potentiel effacement : « C’est le petit » prononcé [sEləpə'ti] ou [sElə'pti] ou [sElpə'ti]. Mais on utilise aussi ce symbole pour transcrire la graphie « e » dans des mots dans lesquels il ne peut être effacé (ex : « Mercredi » [mɛʁkʁə'di]). Dans les deux cas (potentiellement effaçable ou non) sa réalisation est sujette à d’importantes variations de [œ] à [ø] sans que l’on puisse leur attribuer une marque d’accent régional ou étranger.

L’usage de l’archiphonème [Œ], de [ø] et [œ] au besoin, est donc suffisant en FLE. Quand elle est prononcée, cette voyelle l’est complètement comme n’importe quelle autre voyelle, avec le même rythme syllabique que les autres syllabes inaccentuées du groupe rythmique : « Un appartement » [ɛ̃-na-paʁ–tŒ-'mɑ̃] et non pas *[ ɛ̃-na-paʁ–tə-'mɑ̃].

 

 

Quand la lettre « e » n’est-elle pas prononcée ?

La présence ou l'absence de « e » dépend du niveau de discours du locuteur (moins d’effacements en registre soutenu), du débit (moins d’effacements en débit lent), de l'expressivité (les mamans effacent peu cette voyelle dans les consignes à leurs enfants : « Je ne veux pas que tu le refasses ! »), de l'origine régionale du locuteur (par exemple le « e » final est prononcé en français méridional, sous une forme allant de [œ] à [ɒ]).

En français standard, la présence ou l'absence de la voyelle dépend de la position qu'elle occupe dans le mot.

• « e » n’est pas prononcé en finale de mot : une chais(e), la Franc(e). Il permet la prononciation de la consonne précédente (petit / petite). Il n'y a que dans les chansons et parfois en poésie que le « e » est prononcé en finale de mot ("Douce France" de Charles Trénet : [dus-fʁɑ̃s] en parole mais [du-sə-fʁɑ̃-sə] dans la chanson ; "Frère Jacques" : [ɛʁ-ʒak] en parole, mais [ɛ-ʁə-ʒa-kə] dans la chanson.)

• « e » est prononcé en finale à l'impératif. Par exemple : Dis-le !, Répète-le !

• « e » est généralement prononcé en tout début d'énoncé. Par exemple : Que dis-tu ?, Ne dis rien, Le film, mais Je n(e) dis rien, T’as vu l(e) film ?

Mais « e » n’est souvent pas prononcé en tout début d'énoncé avec Je : le pronom est alors réalisé soit [ʒ] soit [ʃ] en assimilation avec la consonne suivante, sonore ou sourde. Par exemple : J(e) viens [ʒvjɛ̃], J(e) pars [ʃpaʁ].

• Dans les phrases contenant une succession de mots monosyllabiques avec « e », il est alternativement absent / présent. Par exemple : Je ne te le redis pas ? soit [ʒŒ-ntŒ-lʁŒ-di-pa], soit [ʒnŒ-tlŒ-ʁdi-pa].

• Dans certains groupes de mots fréquents, la prononciation de « e » est invariable..
Je ne ... ex : Je n(e) viens pas. [ʒŒn - vjɛ̃-pa].
... de ne... ex : Dis-lui de n(e) pas faire ça ! [di-lɥi-dŒn-pa-fɛʁ-sa].
Je te... ex : J(e) te dis que non. [ʃtŒ-di-knɔ̃].
... ce que...  ex : C'est c(e) que je dis ! [sɛ-skŒ-ʒdi].
... parce que… ex : Parc(e) que tu le dis ! [paʁ-skŒ-ty-ldi]

 

Enfin la présence ou l'absence de « e » à l'intérieur d'un groupe dépend du nombre de consonnes qui l'entourent. Par exemple en japonais, on ne trouve pas deux consonnes qui se suivent : c’est pour cela que les Japonais prononcent "MacDonald" avec une voyelle d'appui entre chaque consonne [ma-kɯ-do-na-lɯ-dɯ]. En français, la loi des trois consonnes représente une simplification facile et qui couvre bon nombre de réalisations. En général, le « e » est prononcé si son effacement provoque la juxtaposition de trois consonnes : la p(e)tite chaise [la-ptit-ʃɛz] mais cette petite chaise [sɛt-pŒ-tit-ʃɛz] , car *[sɛtptit- ʃɛz] est impossible avec une suite de trois consonnes..
Exemples : Sam(e)di [sam-di], mais vendredi [vɑ̃-dʁŒ-di] car *[vɑ̃-dʁdi] est impossible..
Attention ! : les semi-consonnes sont comptées comme des consonnes..
Rapid(e)ment, mais simplement ; sans l(e) cahier , mais avec le cahier ; la s(e)maine, mais une semaine..
Le « e » est maintenu lorsqu'il apparaît précédé de deux consonnes et suivi d'une autre.

Cette règle des trois consonnes n'est pas respectée lorsque le « e » est précédé d'une seule consonne et suivi de deux, formant un groupe de consonnes courant en français comme [pʁ], [tʁ]….
Exemples : Tu le prends ? [ty-lpʁɑ̃], dans ce train [dɑ̃stʁɛ̃], pas de fruits [pa-dfʁɥi], la reprise [la-ʁpʁiz], et même quatre francs [kat(ʁ)-fʁɑ̃]...

En bref, l’amuïssement de « e » reconstruit la syllabe et met en contact les consonnes, constituant de nouveaux groupes représentant parfois des difficultés.

 

*** Bonus ***

 

La lettre « e » est la plus fréquente à l'écrit en français (15%), loin devant s, a, i, t, n (entre 7 et 8% chacun), sans compter é (2%), é et ê (respectivement 0,3 et 0,2%). Le graphème e a des réalisations phonétiques diverses [ø, œ, e, ɛ] mais aussi [ɛ̃, ɑ̃, o].

Georges PEREC (1936-1982) a fait le pari d'écrire un lipogramme en e, c’est-à-dire un texte (un roman de 300 pages !) dans lequel la lettre e est totalement absente (alors qu'il y a 27 e dans les trois dernières lignes de ce texte) : le titre de cet exercice de virtuosité littéraire est La Disparition (Edition Denoël, 1969). En voici quelques lignes :

"Anton Voyl n'arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s'assit dans son lit, s'appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l'ouvrit, il lut ; mais il n'y saisissait qu'un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification."

   

Quelques années plus tard, PEREC produit un texte intitulé Les Revenentes (Editions Juliard, 1972), avec une faute d'orthographe (revenantes) car il s'agit ici de n'utiliser qu'une seule voyelle : le e ! C'est cette fois-ci un roman de 140 pages ! Voici un extrait de ce tour de force :

"Hélène crèche chez Estelle, près de New Helmstedt Street, entre Regent's Street et le Belvédère. "Défense d'entrer", me jette le cerbère. Sept pence le dégèlent et j'entre pépère.
Hélène est chez elle. Je prends le verre de schweppes qu'elle me tend et me trempe les lèvres. Je desserre mes vêtements et m'évente.
- Qel temps !
- Trente-sept degrés !
- C'est l'été.
Hélène me tend des kleenex. Je me sèche les tempes lentement.
- Prends le temps ! Ne te presse !
Elle semble se délecter, je sens qu'elle se réfrène, qu'elle espère entendre les événements récents ; en effet, prestement, elle me jette :
- Bérengère est chez l'évêque ?
- Yes.
- Excellent ! les événements se pressent !"

 

 

15 mai 2017

Des images par voyelle : la voyelle u

   J'ai constitué, il y a fort longtemps, des classeurs avec des photos extraites de magazines, de catalogues, et aussi avec des dessins, afin d'illustrer des voyelles phonétiques du français, le plus souvent en position accentuée.

   Je viens de photographier les pages de mes classeurs en pensant que ce matériel partagé pourrait être utile aux enseignants pour une exploitation directe en classe. J'ai rappelé en gros la voyelle en Alphabet Phonétique sur chaque photo, et j'ai légendé discrètement en bas à droite pour l'enseignant. Malheureusement mon éditeur de photo ne permet pas l'accent circonflexe, pour flûte, mûre, bûche... Mais ces légendes ne sont qu'un rappel pour l'enseignant.

    (En cliquant sur la première photo, une nouvelle fenêtre s'ouvre, à partir de laquelle on peut faire défiler les photos.)

    Voici, en guise de test, une première série sur [y]. J'attends vos réactions !

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    Pour entendre, vous pouvez utiliser ce diaporama : 21 mots présentant [y] en position accentuée, avec plusieurs occurrences et plusieurs voix.

 

 

 

 

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3 juillet 2013

La Cigale et la Fourmi en API

 

     L'enseignement se réfère depuis quelques décennies aux "besoins de l'apprenant". Je ne comprends donc pas pourquoi l'on persiste à faire apprendre aux enfants français du primaire (souvent en CE1, c'est-à-dire à 7 ans !) cette fable de La Fontaine dans laquelle le lexique (dépourvue, bise, vermisseau...) et les structures (participe passé, passé antérieur, ne vous déplaise...) me semblent si sophistiqués, d'un usage disparu ou presque et si peu adéquats à leur niveau. Voir les enfants mémoriser, souvent dans la douleur, un texte dont ils ne maîtrisent pas les contenus qui ne leur serviront que très exceptionnellement, m'attriste toujours... Alors pourquoi ? Parce que les personnages sont des animaux ? Par pure tradition littéraire ? Ne pourrait-on pas au moins, au nom de la difficulté de ce texte, en différer le travail de quelques années ?

Je trouve tout aussi incompréhensible de faire travailler cette fable en FLE pour les mêmes raisons de complexité. Et si l'argument personnages / animaux séduisants pour les enfants ne tient plus, il ne reste que l'intérêt littéraire... Mais rien de très fonctionnel dans tout cela !

Je vois que certains accèdent au blog en cherchant une transcription phonétique de cette fable. Elle est en effet déjà évoquée dans un extrait du périodique "Le Maître Phonétique", cité dans un précédent message.

Pour répondre à cette demande, en voici donc une version complète en orthographe et Alphabet Phonétique International, transcription faite à partir de l'écrit (et non d'après un enregistrement / une prononciation particulière). J'utilise donc les archiphonèmes pour les voyelles d'aperture moyenne en syllabe inaccentuée (voir (1) (2) (3)).

Merci de me signaler toute erreur de transcription !

 

La Cigale et la fourmi              [lasigal / elafuʁmi //


La Cigale, ayant chanté              lasi'gal / Ejɑ̃ʃɑ̃'te /
Tout l'été                                     tule'te/
Se trouva fort dépourvue            sŒtʁu'va / fɔʁdEpuʁ'vy /
Quand la bise fut venue :            kɑ̃la'biːz / fyvŒ'ny //
Pas un seul petit morceau          pazɛ̃'sœlpŒtimɔʁ'so /
De mouche ou de vermisseau.   dŒ'muʃ / udŒvɛʁmi'so //
Elle alla crier famine                   ɛla'lakʁiefa'min /
Chez la Fourmi sa voisine,         ʃelafuʁ'mi / savwa'zin /
La priant de lui prêter                 lapʁi'ɑ̃ / dŒlɥipʁE'te /
Quelque grain pour subsister     kɛlkŒ'gʁɛ̃ / puʁsybzis'te /
Jusqu'à la saison nouvelle.        ʒyskalasɛzõnu'vɛl //
"Je vous paierai, lui dit-elle,       ʒŒvupE'ʁE / lɥidi'tɛl /
Avant l'Oût, foi d'animal,             avɑ̃'lut / fwadani'mal /
Intérêt et principal. "                   ɛ̃tE'ʁɛ / epʁɛ̃si'pal //
La Fourmi n'est pas prêteuse :  lafuʁ'mi / nEpaspʁE'tøːz //
C'est là son moindre défaut.      sE'la / sõmwɛ̃dʁŒde'fo //
Que faisiez-vous au temps chaud ?   kŒfŒzje'vu / otɑ̃'ʃo /
Dit-elle à cette emprunteuse.     di'tɛl / asɛtɑ̃pʁɛ̃'tøːz //
- Nuit et jour à tout venant          nɥite'ʒuʁ / atuvŒ'nɑ̃ /
Je chantais, ne vous déplaise.    ʒŒʃɑ̃'tɛ / nŒvude'plɛ:z //
- Vous chantiez ? j'en suis fort aise.  vuʃɑ̃'tje / ʒɑ̃sɥifɔʁ'tɛːz //
Eh bien! dansez maintenant.      e'bjɛ̃ / dɑ̃'se / mɛ̃tŒ'nɑ̃ // ]

La_cigale_et_la_fourmi_illustration_dore

(La Cigale et la Fourmi, illustration de Gustave Doré)

9 juillet 2013

Cultures rythmiques

    

     J’ai toujours été étonné de constater qu’en écoutant de la musique rythmée en compagnie de mon ami Lahcen (qui est marocain), nous avions spontanément systématiquement une manière opposée de marquer le rythme, en syncope. Depuis, j’ai appris le plaisir de me laisser habiter par cet autre rythme et à jouer entre temps et contretemps.

Rythme

Entendre un rythme dans une successivité est donc un processus fortement marqué par la langue et la culture. C’est probablement ce qu’a voulu illustrer la chanteuse belge d’origine anglo-égyptienne Natasha Atlas dans la reprise qu’elle propose de la chanson I put a spell on you, en faisant se suivre deux manières différentes de marquer le rythme (induisant pour chacune une opposition entre le temps et le contre temps). L'extrait est présenté dans le diaporama ci-dessous.

C’est en écoutant le chanteur guitariste anglo-américain Leon Redbone lors d’un passage dans une émission télévisée, et en entendant le public marquer ce qui m’apparaît spontanément comme des contretemps que j’ai voulu vous proposer de tester votre culture rythmique. L'extrait est aussi présenté dans le diaporama ci-dessous.

À vous de jouer !

 Les chansons en entier sont ici : Natasha Atlas / Leon Redbone

25 février 2018

"Attraper l'accent..."

 

    J'ai déjà mentionné ici des extraits littéraires qui évoquent l'adoption d'un accent.

    Dans L'horloge sans aiguilles (Clock without hands) de Carson McCullers (1953), je lis dans la traduction française (Livre de poche, p. 116) :

 

[lŒʒyʒ / navɛʒamɛly *tɔlstɔj / mɛzilavɛvylefilm // e *ʃɛkspiʁ // ilavɛtetydje *ʃɛkspiʁ / alekɔldŒdʁwa / emɛmasiste / aynʁŒpʁesɑ̃tasjõ d*amlɛt / a *atlɑ̃ta // paʁyntʁupɑ̃glɛz / kiʒwɛ / avɛklaksɑ̃ɑ̃glɛ / natyʁɛlmɑ̃ // sEtɛlane / dŒsõmaʁjaʒ // mis *misi avɛmisepɛʁl / esepʁŒmjɛʁbag // apʁɛtʁwaʁŒpʁezɑ̃tasjõ / dyfɛstivald*atlɑ̃ta / ɛlavɛtatʁape / laksɑ̃ɑ̃glɛ / tɑ̃tɛlEtɛsybʒyɡe / eɛllavɛgaʁde / tutɛ̃mwaɑ̃sɥit //]

   J'attends vos transcriptions orthographiques et vos remarques (sur la transcription des mots anglais par exemple...) en commentaire de ce post !

PS : l'astérisque précède un nom propre.

 

 

 

8 octobre 2013

Pratique rythmique : les tables de multiplication

 

   Chose promise, chose due : nous allons parler de rythme en observant la récitation des tables de multiplication.

bracelets

   Comme j'ai voulu faire des petits dessins pour illustrer le rythme, une partie du texte ci-dessous est en photo (cliquer dessus pour agrandir). Mes choix de dessins méritent quelques explications. Les flèches verticales correspondent au rythme musical, ce qu'on tape sur la table ou du pied quand on marque physiquement le rythme. Cette pulsation est placée au début de la syllabe. J'ai représenté les groupes rythmiques comme de grands rectangles, découpés en syllabes (mais il n'y a pas d'espaces entre les syllabes, donc ce ne sont pas de petits carrés juxtaposés) avec la dernière syllabe plus longue : la syllabe accentuée. (J'ai utilisé le même type de représentation dans Phonétique Progressive Débutant, CLE International). J'ai ajouté pour finir une portée musicale pour illustrer le rythme de chaque opération.

 

   Cette façon de scander les tables de multiplication est propre au français et correspond bien sûr à ses règles d'accentuation : la dernière syllabe du groupe rythmique porte la marque rythmique. Le résultat de la multiplication doit donc être énoncé de façon à ce que la dernière syllabe tombe sur la pulsation... ce qui laisse moins de temps pour réfléchir quand le résultat comporte plusieurs syllabes !

Mult1

Mult2

 

   Voici Paloma et Louis qui récitent quelques tables de multiplication. Je ne leur ai donné aucune consigne particulière.

 

 

  *** À vous ! ***

   Et dans votre langue, comment rythme-t-on la récitation des tables de multiplication? Enregistrez-vous, seul(e) ou à plusieurs, en train de réciter vos tables, en rythme. Choisissez une table dont les résultats comportent plusieurs syllabes :) Parlez près de vos micros et envoyez-moi vos mp3, en précisant votre prénom et votre langue. Je les mettrai en ligne dans ce message au plus vite.

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Voici les tables de 6 et des 8, en italien.

Merci à Katia qui a envoyé cet enregistrement que j'ai monté.

Comparez le rythme des tables de multiplication en italien ... et en français dans le message ci-dessous !

Et voici une équipe qui récite les tables des 6 et des 8 en espagnol !

Merci à Manuela, Maria et Amaru pour cet enregistrement.

Ici encore, comparez le rythme des tables en espagnol et en français.

 

   Nous continuons notre exploration de la variété rythmique des langues grâce à la récitation des tables de multiplication.

   Merci à Gueorgui pour cet enregistrement des tables (toujours les 6 et les 8) en bulgare. Quelle jolie scansion !

 

 

Reina nous envoie un enregistrement de la façon dont on récite les tables de multiplication en groupe à l'école (toujours les 6 et les 8) : "une version japonaise (du nord... on peut dire... je pense...)." Du rythme et de la mélodie !

   Merci Reina !

 

   

   Lorsqu'on traite du rythme des tables de multiplication en français, on ne peut éviter de penser à un sketch de l'acteur humoriste Jacques Bodoin précisément intitulé : La table de multiplication. L'argument de ce sketch, qui a connu un vif succès dans les années 70, est simple : autant il est facile de se rappeler la musique des tables de multiplication en français (rythme et mélodie), autant il est difficile de se rappeler des paroles !

    En m'entendant enregistrer des tables de multiplication, mon cher Georges Boulakia de l'université de Paris7 a aussitôt évoqué ce fameux sketch !

    En voici les extraits qui nous intéressent :

 

  - Nous vous écoutons !
Ben il dit :  - C'est parfait ! Alfred !
- M'sieur ?
- Alfred ! Table de multiplication par 2 pour monsieur l'inspecteur !
- Oui M'sieur ! 2 fois 1, 2 ; 2 fois 2, 4 ; ...
- Un virtuose ! Le Paganini de l'arithmétique !
L'inspecteur lui dit : - C'est épatant !
[•••]
- Philibert !
- M'sieur?
- Philibert ! Table de multiplication par 3 pour monsieur l'inspecteur !
- Voui M'sieur ! C'est comme si vous l'aviez ! C'est parti mon kiki ! 3 fois 1, 4 ; mais c'est tout récent, ça ! Hé bien moi je ne le savais pas non plus, donc vous voyez que... ça vient de sortir... c'est une surprise pour tout le monde ! 3 fois 2, ... (passez-moi le boulier !) 7 ! Ah oui je sais, tout augmente ! 3 fois 3, nous passons rapidement ; 3 fois 4, à quoi bon insister ; et nous arrivons déjà à 3 fois 5...
- Ça suffit ! Asseyez-vous ! Arrêtez le carnage ! D'ailleurs je voudrais bien interroger un peu les bancs du fond !
Il dit : - Comment vous appelez-vous?
- Qui, moi ? Je m'appelle Ernes(t).
Il dit : - Ernes(t), vous m'avez l'air particulièrement doué... Voulez-vous nous dire je vous prie la table de multiplication par 7 ?
- 5, 4, 3, 2, 1, 0, lâchez tout, ils sont partis ! .....
7 fois 1, 7. Tiens, ça m'a échappé ! .....
Vous savez, plus moderne, vous ne trouverez pas !
- Ecoutez mon jeune ami, je regrette /
- Moi aussi, on ne va pas faire le réveillon là-dessus, non ! C'est la table et puis c'est marre. Seulement c'est toujours pareil, je ne sais pas ce qui se passe, la musique ça va, ça, la musique, je m'en rappelle au poil ! Mais c'est ces cochonneries de paroles, ça m'énerve !

 

     Vous pouvez entendre l'intégralité du sketch (7'25'') ici.

 

 

 

 

 

14 septembre 2018

Prononciation et orthographe

 

    Quand je demande aux étudiants de Français Langue Etrangère quelles sont les procédures d'entraînement à la prononciation, l'écoute et la répétition sont généralement immédiatement mentionnées, mais la lecture à haute voix est très souvent citée également comme prioritaire. Or, les deux tâches sont extrêmement différentes.

    Dans le cas de l'écoute / répétition, il s'agit d'une tâche purement phonétique (acoustique et articulatoire), qu'un enfant ne maîtrisant pas la lecture (ou un non-lettré) peut accomplir, même sans comprendre le sens détaillé de ce qu'il entend. La difficulté principale est de reproduire tels quels le rythme, l'intonation, l'accentuation et les phonèmes entendus et de ne pas les assimiler à sa langue maternelle, ni à la forme écrite. C'est un des principaux problèmes des lettrés pour ce type de tâche : à l'écoute du stimulus, ils ne se contentent pas de répéter ce qu'ils ont entendu (boucle audio-phonatoire), mais ils "analysent" le stimulus, le visualisent sous sa forme écrite, éventuellement le traduisent dans leur langue maternelle, avant de le restituer. Cette restitution porte alors évidemment des traces (parfois très importantes) de cette analyse.

    Dans le cas de la lecture à voix haute, il s'agit d'une tâche autrement compliquée : il s'agit d'abord de décoder l'orthographe (ce qui, dans le cas du français, est particulièrement difficile, voir ci-dessous), et de trouver du sens dans la chaîne graphique (les jeunes français natifs apprentis lecteurs font la preuve de la grande complexité de ces deux premières opérations), avant d'oraliser ce qui est écrit, sans se laisser influencer pour les non-natifs ni par les habitudes de lecture de la langue maternelle, ni par les habitudes de prononciation de certains sons (puisqu'au contraire d'une tâche d'écoute / répétition, l'étudiant ne dispose pas de modèle immédiat).

 

   Il semble évidemment nécessaire de travailler la prononciation ET la lecture. Mais pour organiser une progression dans l'entraînement, la prononciation doit être travaillée en premier afin de tenter de "fixer" la meilleure prononciation possible avant de l'exposer à l'écrit orthographique.

    C'est pourquoi dans l'entraînement à la prononciation, il est important de se montrer particulièrement vigilant dans les exercices à la présence de l'écrit orthographique (on pourrait discuter de l'intérêt d'une transcription phonétique). Le support écrit orthographique est-il indispensable? L'exercice ne peut-il se faire sans recours à l'écrit? Ceci afin que les exercices de prononciation soient de vrais exercices de prononciation (détachés de la complexité orthographique, sans distraction pour l'œil lecteur), et les exercices de lecture organisés avant tout autour de l'objectif orthographique.

 

    L'idée de ce post m'est venue à la lecture d'un petit livre très attractif que m'a offert Agnès : La faute de l'orthographe, de Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, Editions Textuel, 2017. La section s'intitule : L'orthographe française est-elle un bon outil ? J'en extrais un exemple classique de correspondances graphies - phonies qui pourrait effrayer les apprenants les mieux disposés...

 

Prenons par exemple le son /s/. Comment peut-on écrire ce son en français?

1. s (un os) [œ̃nɔs]

2. ss (il casse) [ilkas]

3. c (ici) [isi]

4. ç (ça) [sa]

5. sc (un ascenseur) [œ̃nasɑ̃sœʁ]

6. t (attention) [atɑ̃sjɔ̃]

7. x (dix, six) [dis / sis]

8. z (du quartz) [dykwaʁts]

9. th (un forsythia) [œ̃fOʁsisja]

10. sth (de l'asthme) [dŒlasm]

11. cc (la succion) [lasysjɔ̃]

12. sç (il acquiea) [ilakjEsa]

 

Par contre, si vous voyez la lettre s écrite, comment peut-elle se prononcer ?

1. /s/ (Sortez !) [sɔʁte]

2. /z/ (entre deux voyelles : par hasard) [paʁazaʁ]

3. Ø (pas prononcée : où tu vas) [utyva]

 

Un son, douze manière de l'écrire. Une lettre, trois façons de la prononcer.

 

Philippe Geluck

 

10 février 2016

Imagier phonétique : [y, ø, œ]

 

    L'objectif est ici de présenter du vocabulaire simple (A1/A2) sous la forme d'un imagier phonétique :

- permettant de travailler une voyelle (ici les voyelles antérieures labiales c'est-à-dire [y, ø, œ]) en position accentuée (comme un dictionnaire de rimes),

- sans support orthographique,

- présenté en groupe rythmique, c'est-à-dire avec un minimum de contexte (n'accordez aucun crédit aux lexiques livrant le mot brut, sans article ou sans contexte),

- avec le temps nécessaire à la répétition,

- avec des voix variées et non-professionnelles, donc authentiques.

 

   Le texte des enregistrements se trouve sur les pages dailymotion des diaporamas. Merci à Christiane, Bernard, Sophie, Vincent, Martin, Cléo, Manue, Marc, Tom, Frédérique, Emile, Olivia, Emmanuelle, Cédric, Michel et Pauline pour leurs voix :)

 

     Les voyelles [y, ø, œ] sont les correspondantes arrondies (labiales) des voyelles [i, e, ɛ]. Autrement dit, quand je prononce un [i] (avec le sourire) et que je projette mes lèvres en avant en les arrondissant en continuant de produire [i], il en résulte automatiquement un [y] : c'est articulatoire. Le français utilise ce trait "arrondi" pour les trois voyelles antérieures [y, ø, œ]. Ces voyelles sont souvent considérées (avec les voyelles nasales) comme caractéristiques du français (même si on les trouve dans d'autres langues, bien sûr).

 

    Le lexique ci-dessous travaille la voyelle [y] en position accentuée, d'abord en syllabe ouverte (qui se termine alors phonétiquement par [y]) puis en syllabe fermée (qui se termine par [y] plus consonne.s). 

    D'après Wioland (1991), la voyelle [y] n'a une fréquence d'occurrence que de 1,9%. Les syllabes CV (consonne-voyelle) les plus fréquentes avec [y] sont [ty] "tu" et [dy] "du" (ces deux mots représentant 50% des occurrences des syllabes CV) , [ply] "plus" représentant à lui seul 60% des occurrences des syllabes CCV, et [syR] (30%), [tyR], [tyn] (50%) des occurrences des syllabes CVC.

    Autrement dit, [y] se trouve dans relativement peu de mots mais les mots dans lesquels il se trouve sont d'un usage très fréquent.

    La voyelle [y] peut poser problème en étant perçue et produite comme [u] (anglophones, hispanophones, etc...) ou comme [i] (arabophones).

 

 La voyelle phonétique [y]

 

 

    Le lexique ci-dessous travaille la voyelle [ø] en position accentuée, le plus souvent en syllabe ouverte (ce qui correspond à la structure syllabique la plus fréquente pour cette voyelle en français) mais aussi en syllabe fermée (dans le féminin de certains noms - danseuse, nageuse, et adjectifs - amoureuse, sérieuse).

Cette voyelle assez caractéristique (c'est comme cela qu'on peut hésiter en français "Euh...") pose problème à de nombreux apprenants étrangers qui peuvent la confondre avec [e] (hispanophones), [o] (arabophones), [u] (japonophones)...  L'entraînement à la production du [ø] français constitue une priorité pour pratiquement tous les apprenants.

 

La voyelle phonétique [ø]

 

 

      Le lexique ci-dessous travaille la voyelle [œ] en position accentuée, qui apparaît toujours en syllabe fermée  - sauf dans le cas des pauses sonores (ex : une histoire-euh...).

Cette voyelle assez caractéristique du français pose problème à de nombreux apprenants étrangers.

 

La voyelle phonétique [œ]

 

 

 

 

3 mai 2016

Perception fine

    

     Nanaïssa est une brillante étudiante de master FLE avec laquelle j’ai travaillé pendant les deux semestres universitaires. Rigoureuse, appliquée et visiblement intéressée par la phonétique, les interventions de Nanaïssa sont toujours pertinentes et créatives. Aussi ai-je mis du temps à comprendre sa question à la suite d’une transcription phonétique : Comment transcrit-on [dʒ] en français ?

Ma réponse : [dʒ] ? ... Mais cette consonne dite affriquée n’existe que dans les emprunts (gin, jean’s) ou due à des effacements de e (Pas d(e) jaune, Plein d(e) gens)...

Relance de l’étudiante : Oui, mais dans « dix » ?

Me voilà très étonné : A ma connaissance, il n’y a qu’en québécois que [t, d] sont affriquées devant des voyelles fermées… En français standard, on dit [dis]…

Nanaïssa se tourne vers sa voisine : Tu ne dis pas [dzis]/ [dʒis], toi ? tu ne dis quand même pas [dis], si ?

     S’ensuit une discussion passionnante. Nanaïssa n’a en effet pas tort lorsqu’elle dit entendre une friction entre les consonnes occlusives [t,d] et les voyelles fermées. C’est un effet articulatoire : la production des voyelles fermées est propice à la friction, puisque le conduit buccal est très étroit. C’est cette friction que l’on entend parfois dans certains mots se terminant par une voyelle fermée. Par exemple [i] (Merci !), [y] (Salut !) prononcés avec une friction / souffle à la fin. C’est presque une des caractéristiques de Françoise Treussard qui présente sur France Culture l’émission Des papous dans la tête, « Papous » qu’elle prononce plusieurs fois par émission suivi d’une jolie friction. Est-ce cette friction finale que certains apprenants japonais systématisent en [R] : OuiR ?

     Le cas qui nous intéresse est un peu différent, puisqu'il s'agit d'une friction entre occlusive et voyelle fermée. Bref, les voyelles fermées [i,y], et les syllabes ti, tu, di, du étant très fréquentes en français, Nanaïssa a systématisé cette friction occasionnelle qu’elle a toujours finement perçue.

     J’ai lui ai demandé de rapporter son témoignage. Voici son texte :

 

Lorsque j'étais petite, je pensais qu'il n'existait que deux façons de parler la langue de Molière : ''le français de la région parisienne'' et ''le français de mes parents'' dont l'accent malien a toujours été fort prononcé. Ces derniers sont originaires de deux régions maliennes différentes où l'on parle deux langues différentes. De ce fait, ils ne m'ont jamais appris leur langue respective étant donné qu'ils utilisaient eux-mêmes le français pour se comprendre. Il s'agit donc de ma seule langue maternelle.

Tout récemment, j'ai pris connaissance de la réelle diversité des parlers français, proportionnelle aux nombres de locuteurs de la langue. J'ai découvert que la prononciation d'un simple son pouvait varier, de manière plus ou moins subtile, d'un locuteur natif à un autre, même lorsque ces derniers partagent le même parcours et/ou le même environnement.

Je précise qu'à l'exception de quelques séjours plus ou moins prolongés en Allemagne, je n'ai jamais vécu en dehors de la région parisienne. Je pensais donc m'exprimer tout à fait ''normalement'', si l'on considère qu'une norme du français de la région parisienne existe. Pourtant, je me suis rendue compte que je ne prononçais pas les phonèmes [d] et [t] de la même façon que mon entourage lorsque ces derniers sont suivis de voyelles antérieures fermées telles que [i] et [y] .

C'est lors d'un partiel que j'en ai pris conscience. J'avais à retranscrire la phrase «Rendez-vous au vieux port le 11 juin vers 10 heures du soir.» en Alphabet Phonétique International. Plutôt confiante au départ, je ne m'attendais pas à bloquer sur la transcription du « du » et du « 10 ». Mais c'est ce qui m'est arrivé. J'ai passé l'heure à me demander quel était le caractère adéquat pour retranscrire la lettre ''d'' dans ces deux cas précis.

J'avais pourtant retranscrit le mot « rendez-vous » sans problème juste avant, mais pour moi, ce [d] n'était pas du tout le même ''d'' que l'on retrouve dans les mots « du » et « dix ». En terme de graphie, je voyais bien qu'ils utilisaient tous les trois la consonne ''d''. Mais à l'oral, ce ''d'' ne se prononce pas de la même façon. Dans le mot « dix » et « du », le son [d] s'apparente bien plus au phonème [dʒ] présent dans le mot « jean » qu'au phonème [d]. Du moins, c'est ce dont j'étais persuadée.

Soucieuse de vouloir retranscrire le son correctement, j'ai pensé à utiliser plusieurs combinaisons telles que [d+j] voire [t+j] mais je n'ai pas un instant songé au fait qu'il s'agissait tout simplement du phonème [d]. Tout comme la lettre ''g'' qui se prononce différemment lorsqu'elle précède la voyelle ''a'' et la voyelle ''i'', je pensais que les lettres ''d'' et ''t'' se prononçaient également différemment selon la voyelle qu'elles précèdent. Au final, je me suis résignée à retranscrire « dix » et « du » de la façon suivante: [ʒis] et [ʒy]. Puis à l'issue du partiel, j'ai fait part au professeur de ma difficulté à retranscrire le ''d'' de «dix/du », l'accusant même de ne pas nous avoir appris le symbole phonétique au préalable.

À ma grande surprise, aucun de mes camarades n'avaient été confrontés à ce problème et l'utilisation du symbole [d] pour retranscrire ces deux mots semblait avoir été une évidence pour tout le monde. Le professeur a cherché à comprendre d'où venait mon problème et a finalement comparé ma prononciation du [di], du [du], du [ti] et du [tu] à celle des Québécois qui ajoutent un souffle dans plusieurs de leur phonèmes.

Même avec ces explications, je n'en démordais toujours pas. J'ai demandé à plusieurs personnes de mon entourage si les deux ''d'' présents dans ''didactique'' se prononçaient de la même façon pour eux. Tous, y compris mes frères et sœurs, m'ont affirmé que oui. Je n'ai pas eu d'autres choix que d'accepter le fait que c'était moi qui prononçais mal le phonème en question. Je me suis donc entraînée plusieurs fois à tenter de rectifier ma prononciation mais c'est assez dur de se débarrasser d'une habitude. Le professeur avait raison, ce n'était qu'une histoire de souffle.

En conclusion, les francophones ont bel et bien tendance à rajouter un souffle lorsqu'ils prononcent des sons très fermés, mais cela ne change en rien la consonne phonétique qui le précède. Quant à ma prononciation du ''du'', proche de celui des Québécois, elle est sûrement due à une accentuation involontaire de ce phénomène.

 

 

 

 

23 septembre 2013

Non, nous ne sommes pas sourds !

 

   Nous ne sommes pas sourds aux sons des langues étrangères.

   Nous n'avons simplement pas l'habitude de les pratiquer et il est parfois difficile de distinguer deux sons d'une langue étrangère (en fait, très rarement quand on y porte vraiment son attention).

   Mais notre premier réflexe est de dire : "Je n'entends pas la différence". Comme si cela était la faute de nos oreilles !

Comme l'écrit littéralement Xiadong, étudiant chinois : "D'abord, c'est la difficulté de distinguer de différents sons [occlusives sourdes/sonores]. Je sens aucune différence en les écoutant, de telle manière que je doute s'il y a quelque maladie dans mes oreilles."

Or, sauf cas spécifiques, nos oreilles entendent bien. C'est notre cerveau qui ne perçoit pas (parce qu'il n'en a pas l'habitude) une différence acoustique qui existe bel et bien dans la nouvelle langue, puisqu'elle est reconnue par tous les locuteurs natifs de cette langue.

   Alors, arrêtons d'accuser nos pauvres oreilles qui n'y sont pour rien. Et entraînons notre cerveau à percevoir de nouvelles subtilités acoustiques  !

Notre "surdité aux langues étrangères" est pourtant une notion bien pratique pour justifier nos difficultés à percevoir et adopter les nouveaux "gestes de parole" nécessaires à la nouvelle langue que nous apprenons.

 

   On a été chercher chez les linguistes de quoi défendre cette idée erronnée de surdité. On a souvent évoqué un des fondateurs de la phonologie occidentale moderne, Nicolas Troubetzkoy. Pourtant, comme il le précise bien dans un paragraphe intitulé "Fausse appréciation des phonèmes d'une langue étrangère", de son ouvrage : Principes de Phonologie, (Klincksieck, Paris, 1967, 1939) : 

Trubetzkoy    troubetzkoy

"(...) ce qu'on appelle "l'accent étranger" ne dépend pas du fait que l'étranger en question ne peut pas prononcer un certain son, mais plutôt du fait qu'il n'apprécie pas correctement ce son. Et cette fausse appréciation des sons d'une langue étrangère est conditionnée par la différence existant entre la structure phonologique de la langue étrangère et celle de la langue maternelle du sujet parlant. Avec les fautes de prononciation, il en va tout à fait de même qu'avec les autres fautes typiques dans le langage d'un étranger." (p. 56)

"Mais s'il [l'homme] entend parler une autre langue, il emploie involontairement pour l'analyse de ce qu'il entend le "crible phonologique" de sa langue maternelle qui lui est familier. Et comme ce crible ne convient pas pour la langue étrangère entendue, il se produit ne nombreuses erreurs et intercompréhensions. Les sons de la langue étrangère reçoivent une interprétation phonologiquement inexacte, puisqu'on les fait passer par le "crible phonologique" de sa propre langue." (p. 54)

 

Troubetzkoy parle bien de "crible phonologique" (ou "tamis" selon les traductions, mais jamais de "surdité"), "phonologique" ou "fonctionnel", regroupant des unités acoustiques diverses (elles le sont toujours) sous des étiquettes fonctionnelles dépendantes de la langue parlée.

L'idée d'une "posture" spécifique à une langue a été déclinée dans le domaine de la perception. À l'instar de l'appareil phonatoire qui acquiert une posture spécifique à la langue, l'appareil perceptuel acquiert un filtre (abstrait) spécifique à la langue, permettant d'intégrer dans une même catégorie perceptive (on pourrait dire aussi fonctionnelle ou phonologique) des réalisations (concrètes)  physiques diverses de parole (phonétique).

 

L'apprentissage de sa langue maternelle par l'enfant consiste à apprendre à ignorer les variations non-distinctives. L'auditeur chercherait à faire passer des réalisations de parole dans une langue qu'il ne connaît pas par le filtre fonctionnel de sa langue maternelle. On lit fréquemment que si un apprenant d'une langue étrangère répète mal ou incorrectement un mot ou un son d’un mot de LE, c’est qu’il l’a mal entendu. On dira plutôt que l'apprenant a fait un mauvais choix parmi toutes les informations acoustiques qui lui sont parvenues, influencé par les habitudes de sa langue maternelle.

 

En didactique de la phonétique, cette idée s'est vue naturellement appliquée par l'élaboration d'exercices de discrimination : il s'agit d'apprendre à catégoriser perceptivement les réalisations physiques d'une langue étrangère suivant le nouveau système, autrement dit d'affiner sa perception.

 

   Mais on entend régulièrement parler de laboratoires de langues utilisant une technologie fondée apparemment sur un traitement de l'audition  et de la perception, et qui ont trouvé et trouvent encore, un très large écho auprès du public français et étranger d'enseignants et d'apprenants en langue. L'existence de ces produits pose implicitement comme postulat que ce n'est pas la catégorisation phonologique propre à chaque langue qui est en jeu dans l'apprentissage linguistique mais la capacité de filtrage auditif en confondant l'hypothèse du filtre phonologique (fonction cognitive, cérébrale) avec le filtrage acoustique (fonction physiologique de l'oreille).

 

L’apprenant LE serait globalement “sourd”, au sens auditif du terme, aux langues étrangères selon les nombreux “promoteurs” de ce courant dont le représentant le plus médiatisé est Alfred Tomatis.

Tomatis        Tomatis1

« On n'est pas sourd, semble-t-il, parce qu'on est inapte à apprendre l'anglais. Et bien, nous répondrons un peu durement que l'on est sourd effectivement à l'anglais. Cette notion, déconcertante de prime abord, est pourtant des plus évidentes si l'on veut bien se souvenir que l'oreille a été secondairement conditionnée au langage et qu'elle a fait son apprentissage grâce au milieu ambiant, au milieu acoustique s'entend, qui a déterminé l'ouverture du diaphragme sélectif de l'audition. Cette limitation, qui est presque la règle, ne nous a rendus maîtres à manier, avec toute la finesse, toute l'agilité désirée, qu'une gamme sonore et rythmique propre à une langue. » TOMATIS, Alfred (1963), L'oreille et le langage, Editions du Seuil, 187p.

 

   Si une telle différence existait entre les langues au point de nous rendre sourds à certains sons des langues étrangères, il y a un domaine que cela concernerait au premier chef : l'industrie des aides auditives pour les sourds et les malentendants.

L'étude de BYRNE [BYRNE et al., 1994] cherche à déterminer s'il existe des différences entre les Spectres moyens à Long Terme dans différentes langues, ce qui influencerait les prescriptions des aides auditives pour sourds et malentendants.  L'étude présente le Spectre moyen à Long Terme pour 12 langues : anglais (plusieurs variétés), suédois, danois, allemand, français canadien, japonais, cantonais, mandarin, russe, polonais, singalais et vietnamien ; des échantillons de parole ont été enregistrés, en utilisant un équipement et des procédures standard pour chaque langue avec 20 locuteurs pour chaque langue (10 femmes, 10 hommes). Les analyses, conduites aux National Acoustic Laboratories de Sydney, ont montré que le SLT était globalement similaire pour toutes les langues même si de nombreuses différences statistiquement significatives ont été observées (n'excédant jamais 6 dB !). D'après les auteurs, il semble clair que le SLT est largement dominé par les caractéristiques du mécanisme vocal. Même si les langues utilisent différentes voyelles et consonnes occupant différemment l'espace spectral, et que la fréquence d’occurrence des unités diffère, ces facteurs semblent n'avoir que des effets mineurs sur le SLT. Et ces différences ne sont pas cohérentes entre femmes et hommes de même langue.

"There is no single language or group of languages which could be regarded as being markedly different from the others. Therefore, it is feasible to propose a universal LTASS (Long Term Average Spectrum of Speech) that would be sufficiently precise for many purposes. Nonetheless, there are small but (statistically) significant differences among languages and more substantial differences, at the low frequencies, between male and female talkers."

Vous pouvez lire l'intégralité de l'article [ici].

Je reproduis les schémas comparant les 12 langues de l'étude. (Cliquer sur les schémas pour les agrandir)

Byrne1  Byrne2

 

Byrne3   Byrne4

 

 

 

 

 * Bonus *

La promotion du filtrage électro-acoustique

Dans un article intitulé “Fausse science et marketing linguistique”, HARMEGNIES et POCH-OLIVE, [HARMEGNIES et POCH-OLIVE, 1992], proposent un amusant pastiche d'argumentaire publicitaire vantant les mérites du filtrage électro-acoustique en apprentissage des langues :

 [HARMEGNIES, B., POCH-OLIVÉ, D. (1992), Fausse science et marketing linguistique, Revue de Phonétique Appliquée, vol. 103-104, p. 181-194.]

“Apprendre les langues à un rythme accéléré ; en acquérir sans effort une maîtrise parfaite, assortie d’un accent irréprochable ; PANGLOSS Inc. peut vous y aider. Encadré par nos spécialistes d’un haut niveau de compétence scientifique, vous bénéficierez de sessions intensives de training audio-oral sous appareillage AUDITRON®.(...)

L’AUDITRON® assure, sous contrôle computérisé, l’adaptation de votre oreille aux caractéristiques intrinsèques de la langue que vous apprenez. En effet, les expériences en la matière ont montré que nul n’est capable de produire des sons qu’il ne peut entendre. Or, du fait même de notre propre imprégnation par notre langue maternelle, notre oreille s’est peu à peu focalisée électivement sur certaines zones fréquentielles et a, par voie de conséquence, perdu l’usage des autres. Tout se passe donc comme si nous étions sourds aux sons des autres langues. On sait maintenant quelles sont les caractéristiques fréquentielles de chaque langue, qui peut dès lors être globalement caractérisée par sa courbe caractéristique propre. L’AUDITRON® (...) en réalisant un filtrage adapté, permet de contrebalancer cette surdité linguistique et assure un contre-entraînement de l’oreille qui libère l’apprenant de ses contraintes auditives et lui assure efficacement un accès aisé à l’exercice de la langue nouvelle.(...).”

 

De manière générale, ces argumentaires montrent d'abord que les langues occupent différemment l'espace spectral, ce qui peut a priori sembler logique puisque :

- les unités phonologiques diffèrent ;

- leurs réalisations de ces unités phonologiques au niveau phonétique présentent des caractéristiques acoustiques différentes ;

- la fréquence d'occurrence de ces unités est différente d'une langue à l'autre.

Il semble finalement assez probable qu'on obtienne au total une occupation différente selon les langues du spectre fréquentiel.

 

Ces argumentaires proposent des “courbes de fréquences” (on ne sait finalement pas très bien de ce dont il s’agit, car rien n’est dit sur la méthode qui a permis de recueillir ces résultats prétendument expérimentaux[1]) appelées par exemple “ courbes de langue”, "ethnogrammes" ou "topogrammes quantitatifs des zones de reconnaissance des sons" (utilisées par les promoteurs de ces méthodes) qui auraient mis en évidence ces différences acoustiques globales entre les langues.

Voici par exemple les courbes d'enveloppe utilisés comme argumentaires par les écoles Tomatis. On voit que ces courbes n'ont rien de commun avec les Spectres moyen à Long Terme vus plus haut qui illustrent globalement les fréquences utilisées par une langue.

courbes

 

[HARMEGNIES, POCH-OLIVÉ, 1992] ont critiqué les principes généraux que de telles publicités exploitent dans leurs argumentaires prétendumment scientifiques. Nous en reprenons les deux principaux points suivants :

 

1. Perception et production

S’il est clair qu’une distinction phonologique non perçue ne peut être consciemment reproduite[2], la réciproque de cette proposition n’est pas vraie dans tous les cas : ce n’est pas parce qu’une distinction phonologique est perçue qu’elle peut être produite. “Il ne suffit pas de «bien entendre» pour «bien produire»”. [JAKOBSON, 1968] (p. 714) relève que des sujets distinguent à l'audition des formes sonores qu'ils ne sont pas capable de reproduire. L'assymétrie entre les processus de production et de perception a été mise en évidence par [MACKAY, 1987].

 

2. Une analogie indue entre les domaines du court et du long terme

Si l’on conçoit que la maîtrise des phonèmes (caractéristiques locales) passe par la capacité à percevoir ces phonèmes, “rien ne prouve que l’appréhension d’éventuelles qualités globales de la production dans une langue puisse être nécessaire ou utile à ses apprenants.”

 

Et c'est pourtant à partir de ce constat - les langues utilisent globalement des fréquences différentes, qu'une correction auditive est ensuite prônée (par filtrage électro-acoustique) : il s'agit pratiquement de faire écouter à l'apprenant un message en langue étrangère filtré pour renforcer les zones de fréquences qui ne sont pas utilisées dans sa propre langue. C'est cette différence de point de vue qui creuse le fossé avec la méthodologie verbo-tonale de correction phonétique en cours de langue qui opère une analyse locale par utilisation de "contextes favorisants" mettant en valeur les caractéristiques du son.



[1]"Usant des mêmes techniques que précédemment, sur phonogrammes ou sur sonagrammes, nous avons pu retrouver progressivement les courbes d'enveloppe des valeurs moyenne des fréquences souvent rencontrées dans l'analyse des phrases collectées dans les mêmes groupes ethniques. Ainsi, par exemple, le lieu d'élection de la plus grande agglutination fréquentielle pour le français se rencontre aux alentours de 800 à 1.800 Hz, tandis que pour l'anglais, il s'étend entre 2.000 et 12.000 Hz."

TOMATIS, Alfred, L'oreille et le langage, Editions du Seuil, 1963, 187p.

[2]On peut, bien sûr, produire des oppositions ayant valeur distinctive dans une langue étrangère mais sans valeur distinctive (allophones) dans sa langue maternelle.

 

15 mai 2017

Des images par voyelle : les voyelles eu

 

Voici la suite. Toujours en gros la voyelle en Alphabet Phonétique sur chaque photo, et j'ai légendé discrètement en bas à droite pour l'enseignant.

       (En cliquant sur la première photo, une nouvelle fenêtre s'ouvre, à partir de laquelle on peut faire défiler les photos.)

 

 

 

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 Et deux diaporamas, avec chacun 21 mots dans des groupes de sens, énoncés par des voix variées :

 

 

 

 

8 novembre 2017

Donald Trump sous le coup de la loi française… des 3 consonnes

 

    C’est un sujet souvent discuté et toujours discutable : quand et comment on prononce (ou pas) le E graphique sans accent (quand il n’est pas prononcé [e] « dessin » ou [ɛ] « mer »), ce E dit muet, caduc, instable, et transcrit traditionnellement en alphabet phonétique par le symbole [ə] (alors qu’il se réalise labial c’est-à-dire [ø, œ] ou une valeur intermédiaire).

 

    A Saint-Rémy-de-Provence, Roseline me dit : « Vous, à Paris, vous coupez les mots, vous ne les prononcez pas en entier. » Devant mon air étonné, elle précise : « Vous dites Vill’franch’, alors que moi, je dis Vi-lle-fran-che ! » (Je noterai dorénavant les E non prononcés entre parenthèses (Vill(e)franch(e)), et les E prononcés soulignés (Villefranche).

 

    C’est vrai, la prononciation ou non de E (en finale mais aussi à l’intérieur des groupes rythmiques) est extrêmement variable suivant la variété de français, mais aussi le registre (a priori moins d’effacements de E en registre formel), la situation (les mamans à la sortie des écoles n’effacent pas : « Je ne te le redirai pas ! »), le type de discours (la chanson : Frère Jacques, Douce France… ; la poésie : Je ne parlerai pas, je ne penserai rien – Rimbaud)...

 

    Mais en français « standard » (c’est-à-dire non marqué régionalement), le E final n’est généralement pas prononcé : « Je te présent(e) mon frèr(e) Jacqu(es). »

 

    Pour les E à l’intérieur des groupes rythmiques, la situation est souvent d’une grande confusion pour les oreilles non-natives. En effet, on entend :

Cette semaine…. mais, la s(e)maine prochaine

Une petite… mais, la p(e)tite.

 

    Pourquoi ? Parce que la possibilité d’effacer ce E suit une règle inconsciente appelée grossièrement par Grammont « loi des trois consonnes » (ou L3C). En effet, en français, on prononce deux consonnes phonétiques sans difficulté, mais trois consonnes peuvent poser problème.

*Cett(e) s(e)main(e) [sɛtsmɛn], *un(e) p(e)tit(e) [ynptit] font apparaître 3 consonnes successives, groupe infranchissable.

 

    La situation est en fait un peu plus nuancée. On peut prononcer 1 consonne + 2 consonnes (ex : dans c(e) train), mais on ne peut pas prononcer 2 consonnes + 1 (ex : vendredi).

 

    On peut affiner cette règle encore plus (voir Bonus 2), d’où ce sujet intarissable.

 

    C’est cette règle qui explique qu’on prononce : quatre fois ([ka-tʁə - fwa]) ou quat(re) fois ([kat-fwa])…

    Et plus insolite encore et toujours cité dans les cours de phonétique :

Un ours blanc, prononcé [œ̃ -nuʀ - sə - blɑ̃] (un – nour - se – blanc), alors que le E graphique n’existe pas. Il y a ajout d’une voyelle épenthétique pour éviter le franchissement de 4 consonnes.

 

Trumppolar_bear

 

    C’est ce qui permet à certains journalistes de Radio France de soumettre Donald Trump à cette loi française des 3 consonnes en prononçant avec une voyelle épenthétique :

Do – nal - de – Trump [dɔ-nal-də-tʁœmp]

 

 

Bonus 1

La capacité à franchir des groupes de consonnes varie suivant les langues. Là où le polonais et le gallois enchaînent les consonnes sans difficulté (avec des consonnes dites syllabiques), le japonais ne peut franchir un groupe de 2 consonnes. Dans les emprunts, le japonais insère donc des voyelles d’appui (en général [ɯ] (ou [o]). Exemple : MacDonald, prononcé [ma-kɯ–do-na-lɯ-dɯ].

Et Donald Trump [do-na-le-do-to-lam-pɯ], d'après Kyoko.

 

Bonus 2

Remarques de Pierre R. LÉON, dans Prononciation du français standard, 1966, p.73.

« Le maintien ou la chute de E caduc peuvent provenir de multiples facteurs. En dehors de considérations stylistiques, on prononce davantage d’E caducs : pour être mieux compris (problème de perception) ; quand se présente un groupe de consonnes inhabituel (problème de distribution). Des facteurs psychologiques peuvent aussi intervenir : ainsi l’E caduc, précédé de plus d’une consonne prononcée, tombe plus facilement à la jointure de deux mots dissociables, comme dans port(e)-manteau, que dans un mot unique, comme appartement. Un autre facteur très curieux est celui du rythme. En particulier dans les mots composés, l’E caduc à la jointure (et précédé de plus d’une consonne prononcée), reste si le deuxième terme du mot composé n’a qu’une syllabe ; s’il a plus d’une syllabe, l’E caduc tombe presque toujours. On prononce ainsi :

garde-meuble, garde-côte, garde-boue, porte-plume, porte-clé

mais gard(e)-malade, gard(e)-côtier, gard(e)-barrière, port(e)-monnaie, port(e)-cigarette, port(e)-crayon, etc… »

 

 

 

1 mai 2018

Phonétique et cinéma

   

      La phonétique est peu présente au cinéma. Il y a bien sûr My Fair Lady de G. B. Shaw, déjà évoqué ici. Plus récemment The King's speech (Le discours d'un roi) en 2010. J'ai aussi détaillé ici quelques scènes du film français Les Ex (2017) traitant d'accent étranger - alors que les autres films cités parlent de correction phonétique en langue maternelle. Si vous connaissez des scènes de cinéma ayant à voir avec la prononciation, merci de les partager.

    Le film Singin' in the rain, de Stanley Donen et Gene Kelly (1952), relate la transition du cinéma muet au cinéma parlant dans les années 1920. Les acteurs doivent donc apprendre... à parler. Le gros titre du journal Variety est : "Hollywood learns to talk". Un entrefilet précise : "Big bonanza for diction coaches".

    Ce qui est l'occasion d'une scène chez le coach vocal. Tout y est : les coupes sagitales de larynx, des vues de face de la bouche articulant des voyelles, et des exercices de répétition de virelangues (ou tongue twisters), avec des R roulés, des alternances [s/ʃ] et le célèbre "Moses supposes..." qui dégénère en numéro de danse... et en joyeux bazar !

 

    Ci-dessous la scène intégrale, de quoi dynamiser votre journée !

 

 

Moses supposes his toeses are roses
But Moses supposes erroneously
And Moses, he knowses his toeses aren´t roses
As Moses supposes his toeses to be
Moses supposes his toeses are roses
But Moses supposes erroneously
A Rose is a rose
A Nose is a nose
A Toese is a toese
Hupidubidu! (ehehehehe)
Moses supposes his toeses are roses
But Moses supposes erroneously
And Moses, he knowses his toeses aren´t roses
As Moses supposes his toeses to be

Paroliers : Adolph Green / Betty Comden / Roger Edens 

 

 

17 août 2018

Allonger la syllabe accentuée (2)

 

 

     C'est une affiche publicitaire dans les rues de Paris ces jours-ci qui m'incite à évoquer de nouveau l'allongement de la dernière syllabe du groupe rythmique (dite aussi syllabe accentuée) en français, sujet déjà traité entre autres ici.

 

       

 

(Bonjooooour. Oui, nos jus sont très polis.)

 

     Pour vous comme pour l'auteur de l'affiche, l'allongement de la dernière syllabe est-il synonyme de politesse en français?

 

 

   Et pour illustrer la question, voici la dernière anecdote du livre La vie sociale des sons du français, de François WIOLAND (L'Harmattan, 2005).

 

p. 186

"Une dernière anecdote pour confirmer l'importance de la dernière syllabe prononcée de chaque "mot phonétique" en français parlé :

Anecdote 56

Un soir, en revenant de l'école, l'un des enfants d'un couple ami, Arnaud pour ne pas le nommer, inscrit en grande section de maternelle, chantonnait "Appuie derrière toujours" sur l'air de "Happy Birthday to you". Etonnés, ses parents - qui m'ont rapporté l'événement - lui ont demandé ce qu'il chantait. Et lui de répondre d'un ton assuré : "Pour l'anniversaire d'Elise nous avons chanté avec la maîtresse : Appuie derrière toujours".

A l'évidence, pour Arnaud, la maîtresse ne pouvait chanter qu'en français ! Il a tout naturellement reconstruit du sens à partir des dernières syllabes des mots anglais qui devaient avoir été prononcés sans aucun doute avec l'accent français.

 

"Appuie derrière toujours",

la parfaite devise pour l'apprentissage du français parlé !"

 

 

 

 

5 mai 2019

Un Visiteur Timide (Les Maîtres du Mystère - 1)

 

 

     Il y a une quinzaine d'années, j'ai acheté un stock de cassettes (!) de la série Les Maîtres du Mystère, pièces radiophoniques de Radio-France (l'ORTF à l'époque) diffusées autour de 1970. On y entendait de bons acteurs, en particulier Michel Bouquet dont le jeu et la voix m'ont toujours fasciné. J'y ai trouvé des extraits exploitables en classe, j'y reviendrai dans de futurs messages.

   J'ai commencé par faire des transcriptions orthographiques de ces enregistrements, d'abord seul puis aidé d'étudiants, en précisant les marques d'oral entre parenthèses afin de présenter des formes grammaticales écrites complètes aux apprenants. Et c'est ce matériel brut que je souhaiterais aujourd'hui partager. L'Institut National de l'Audiovisuel (INA) a depuis réédité ces pièces en CD, et j'ai trouvé ces documents en ligne. Je me propose de mettre à mon tour mes transcriptions à disposition.

    Pour commencer, Un visiteur timide... (de Charles Maître, 1969)... avec Michel Bouquet ! J'ai déjà proposé ici une transcription phonétique de certains extraits de la pièce. En voici donc la transcription orthographique intégrale. Merci de me dire en commentaire votre intérêt pour ce type de document, l'usage que vous pensez en faire (comme enseignant ou comme utilisateur). Et de me signaler les erreurs qui persistent très probablement !

   Rappel : dans la fenêtre YouTube, en bas à droite, la petite roue crantée ouvre un menu de paramètres, dont la vitesse que vous pouvez adapter pour votre confort d'écoute.

 

 

 

 

Les Maîtres du Mystère

Un visiteur timide

de Charles MAÎTRE

Bernadette LANGE ……………. Solange

Jean-Claude MICHEL …………. Marc ROYER

Michel BOUQUET …………….. Georges ALLARD

 

 

(01'19'') [DRINNNG]

M : - Allô oui ? Ah Corinne ?! Justement, j'allais t'app(e)ler. Oui, un contretemps oui... (il) faut qu(e) je passe au théâtre. Quoi ? Mais non, mais non, pas du tout, je/ j(e) dois [DRINNNG] Allons bon, on sonne à la porte de / tu es chez toi ? Bon ben j(e) te rappelle dans un p(e)tit quart d'heure, hein ? A tout d(e)suite. Au r(e)voir. ... Oui oui voilà voilà.

S : - Hm, bonsoir lâcheur !

M : - Solange !... J(e) te croyais dans l(e) midi !

S : - Menteur, j(e) suis rentrée d(e)puis 15 jours et tu l(e) savais.

M : - Ahaha... Les s(e)maines passent si vite. Qu'est-ce qui t'amène ?

S : - Bah rien ! B… Je passais par là. J'ai vu d(e) la lumière... Tu es seul ? Tu m'offres un scotch ?

M : - Deux si tu veux, entre !

S : - Hm… Comment va la vie ?

M : - Ça va, ça va...

S : - Et les amours ?

M : - Hm, compliquées !

S : - Ta pièce ?

M : - On joue toujours à bureaux fermés. Il est question d(e) la monter à Broadway et d'en tirer un film. J(e) pars pour New York le mois prochain.

S : - Héhéhé, attention, tu risques d'attraper la grosse tête !

M : - Oh, ça m'étonn(e)rait, tu sais... Je suis r(e)venu d(e) tout avant d'y être allé, comme disait l'autre.

S : - Oui oui, on dit ça, et puis on s(e) laisse prendre comme tout l(e) monde. D'ailleurs, il n'y en a qu(e) pour toi en c(e) moment. Et l'on n(e) te voit plus qu'avec ta merveilleuse interprète, paraît-il ?

M : - Tant qu'à sortir... autant être bien accompagné…

S : - Ah ! dis, ça t'amuse le tout-Paris ?

M : - Bof, ça dépend des jours. Avant on m'ignorait, maint(e)nant on m(e) fait risette. Final(e)ment, ça n(e) fait pas une grosse différence.

S : - Et les femmes ?

M : - Quoi, les femmes ?

S : - (Bah) ça rapporte, le succès, non ?

M : - J(e) n'aime pas lui d(e)voir mes bonnes fortunes ! Tu vois c'est encore un peu tôt.

S : - Ah oui je vois oui... Riche... célèbre... et aimé pour toi-même... C'est peut-être beaucoup d(e)mander, tu (ne) crois pas ?

M : - Non. Je parlais de bonne fortune. J(e n')ai pas besoin qu'on m'aime.

S : - Aha. Merci. Tu sais à quoi tu m(e) fais penser ? À ces gens qui r(e)fusent les invitations pour n'avoir pas à les rendre. Égoïste et avare, mon cher, voilà c(e) que tu es.

M : - Tu l(e) penses ?

S : - Non, pas vraiment ! Non, mais... tu es tout d(e) même un drôle de coco... Et, ta Mad(e)leine, au fait ?

M : - Rompu !

S : - Non...

M : - Hm. (Il) y a huit jours, si.

S : - Oh ! et bah vrai, ça n'aura pas traîné !

M : - Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Qu'est-ce que ça veut dire ??

S : - Bah, je (ne) sais pas pourquoi mais... j'ai toujours pensé qu(e) tu la quitt(e)rais l(e) jour où tu tir(e)rais l(e) gros lot. Elle était trop douce. Elle t'aimait trop bien. Pratique pour les années maigres, encombrante après.

M : - Hé tu oublies qu'elle est mariée. Un peu d'eau ?

S : - Beaucoup, oui. Merci, ah non quand même ! Merci. Tu l'as noyé... Comment l'a-t-elle pris ?

M : - Hm, mal. Je lui écris presque tous les jours pour essayer de/

S : - Oui, de faire passer la pilule ?

M : - Oui...

S : - J(e) les vois d'ici, tes lettres. Tiens : «Nous avons eu beaucoup, ne regrettons rien. Tâchons d'être bons amis.»

M : - Ben tu es bien la preuve que c'est possible, non ?

S : - Ah quand même... Ah j(e n’)oublierai jamais ta tête le jour où j(e) t'ai parlé d(e) divorcer. Ah, à l'instant-même, tu es dev(e)nu l'allié d(e) mon mari. Oui «On ne construit pas sur des ruines», disais-tu.

M : - Tu r(e)grettes ?

S : - Euh… Ben maint(e)nant non... Parc(e) que j'ai mon fils, et qu'il est merveilleux. Cinq ans déjà, tu t(e) rends compte ?

M : - Et ton mari ?

S : - Oh bof, de plus en plus accaparé par ses affaires et ses maîtresses. Le train-train, quoi ! (Dis donc) j'attends qu(e) tu t'installes au soleil. J'espère qu(e) tu auras des chambres d'amis ?

M : - Ne ris pas, j'y pense sérieusement !

S : - (Ne) te presse pas trop, va. Écris encore quelques pièces. T(u) es quand même un peu jeune pour vivre de pastis et… et de pétanque !

M : - Justement non, tu vois j'ai l'intention (de)/

[DRING] Bon, qu'est ce que c'est encore ?

S : - Tu attends quelqu'un ?

M : - Ben non. Excuse-moi j(e) vais voir...

S : - J(e) t'en prie, va.

(05'29'') M : - Monsieur ?

G : - Bonsoir, Monsieur. J(e) vous d(e) mande pardon d(e) vous déranger. Je... je suis Georges ALLARD, le mari d(e) Mad(e)leine.

M : - Vous désirez ?

G : - Vous parler.

M : - Je r(e)grette, mais vous tombez mal, je n(e) suis pas seul. Téléphonez-moi, nous prendrons rendez-vous.

G : - Non.

M : - Comment « non » puisque j(e) vous dis que/

G : - Ma femme est à l'hôpital. Elle a voulu s(e) suicider.

M : - Qu'est-ce que vous dites ?

G : - J(e) l’ai trouvée à ... à six heures en rentrant d(e) mon travail. Si j(e) n’avais pas r(e)noncé à une course que j(e) devais faire, je s(e)rais arrivé trop tard, probablement.

M : - Mais... elle est sauvée ?

G : - Les méd(e)cins refusent de s(e) prononcer. Elle est dans l(e) coma.

M : - Bon écoutez, je... hm, entrez...

 

M : - J(e) vais vous d(e) mander un instant, le temps d(e) renvoyer ma visite.

G : - Je suis désolé, je...

M : - Non, ce n'est rien, une amie d(e) passage. Tenez ! Entrez là et installez-vous. J'en ai pour une minute.

G : - Prenez votre temps. Je... je n(e) suis pas à cinq minutes.

M : - Bien... [IL REJOINT SOLANGE] Ah ben vrai !

S : - Qu'est-ce qui t'arrive ?

M : - Le mari d(e) Mad(e)leine.

S : - Quoi ?

M : - Elle est à l'hôpital, elle a tenté d(e) se suicider.

S : - Oh... de quelle façon ?

M : - Je n(e) sais pas. J(e ne) lui ai pas d(e)mandé.

S : - C'est grave ?

M : - Il paraît, oui. Elle est dans l(e) coma.

S : - Oh... et lui, qu'est-ce qu'il veut ?

M : - Mm, me parler. J(e) l’ai fait rentrer à côté.

S : - Quel genre d'homme est-ce ?

M : - Oh… un p(e)tit bonhomme... gentil et timide. C'est lui qui a l'air de s'excuser.

S : - Mais i(l) n(e) t'a pas dit c(e) qu'il voulait ?

M : - Non. J'ai l'impression qu'il est complèt(e)ment paumé.

S : - Ah, mon pauvre Marc ! C(e n')est pas l(e) moment d(e) t'accabler, mais ça d(e)vait arriver. Les lettres et les beaux discours, ça n(e) suffit pas toujours.

M : - Bon bon, hé… c'est bon, laisse-moi, va, hein ? Tu m'engueuleras un autr(e) jour.

S : - Veux-tu que j(e) reste dans l(e) quartier, que j(e) revienne plus tard ?

M : - Non, non, merci, tu es gentille. J(e) t'appell(e)rai demain.

S : - Bon. Bah appelle quand tu voudras, même au milieu d(e) la nuit, hein ? Jacques ne dira rien.

M : - Bon.

S : - À bientôt, Marc. Bah j'espère que... enfin qu(e) tu en s(e)ras quitte pour la peur...

M : - J(e) l'espère aussi, oui. Allez, au r(e)voir, toi.

S : - Au r(e)voir.

 (08'02'')

M : - Monsieur ALLARD, s'il vous plaît.

G : - Oui ?

M : - Tenez, venez par ici, nous s(e)rons mieux à côté.

G : - Ah bon… pardon.

M : - Entrez, entrez, j(e) vous en prie. Tenez, ass/ asseyez-vous.

G : - Merci, merci.

M : - Vous n(e) m'avez pas dit comment vo/ votre femme...

G : - Ah... euh... elle s'est empoisonnée.

M : - Avec quoi ?

G : - Oh, quelle importance. C(e) qui compte, c'est de savoir si elle vivra. Elle a pris des barbituriques, de plusieurs sortes, j(e) crois.

M : - Et que vous ont dit les méd(e)cins exactement ?

G : - Qu'il faut absolument la sortir du coma. S'ils n'y parviennent pas d'ici une heure ou deux, ils disent que/... qu'ils ne pourront plus rien.

M : - Pourquoi êtes-vous v(e)nu chez moi, Monsieur ALLARD ?

G : - Euh... ils m'ont renvoyé à l'hôpital. Oh, très gentiment, remarquez ! Seul(e)ment, à force de tourner en rond, de leur poser des questions, j'ai fini par les énerver ! Oui, ils m'ont dit qu'ils m'appell(e)raient. Ils m'ont d(e)mandé un numéro d(e) téléphone alors je... j'ai donné l(e) vôtre. Voilà.

M : - Et si j(e) n'avais pas été là ?

G : - Ah ben, je s(e)rai retourné là-bas.

M : - Hmm. [SOUPIR] Il y a longtemps que v/ qu'enfin v/... vous connaissez mon existence ?

G : - Deux ans.

M : - Deux ans ?

G : - Presque depuis l(e) début, oui. A l'époque et durant quelques temps, ma femme était dev(e)nue nerveuse, crispée... hostile, même. Je l'ai suivie. J'ai su qui vous étiez. Je... je m(e) suis renseigné.

M : - Renseigné ?

G : - Oui, c(e) que j'ai appris m'a tout d'abord rassuré. Apparemment, vous n'étiez pas homme à m(e) l'enl(e)ver pour de bon. Malheureus(e)ment...

M : - Eh bien ?

G : - Elle était trop exaltée. Vous comptiez trop pour elle. Je n(e) sais pas pourquoi mais, j'ai... j'ai toujours craint que ça n(e) finisse mal.

M : - Votre femme vous aime beaucoup. Elle ne vous aurait jamais quitté.

G : - Elle se croit redevable, je sais. Et pourtant, d'une certaine façon, je suis plus coupable que vous.

M : - Comment ça ?

G : - Non seulement, j'avais 38 ans et elle 25 lorsque je l'ai épousée, mais elle était bien trop belle pour moi. J'aurais dû... je n(e) sais pas... me contenter d'être son ami, l'aider, la protéger.

M : - Il y a combien de temps de c(e)la ?

G : - 5 ans, déjà ! Elle était malheureuse, à bout. Je n(e) suis qu'un p(e)tit fonctionnaire. J(e) n'avais à lui offrir que ma tendresse et un peu d(e) sécurité, mais... Enfin, c'était beaucoup pour elle, du moins à l'époque. Notre monde n'est pas tendre pour les femmes seules. Pour celles qui n'ont rien au départ, c'est... héhé, c'est une question d(e) chance.

M : - Mm, oui.

G : - Un soir de la s(e)maine dernière, en rentrant d(e) mon travail, je lui ai trouvé les yeux rouges. Et un peu plus tard, alors qu'elle me croyait endormi, elle s'est r(e)mise à pleurer. [SOUPIR] J'ai hésité... longtemps, et puis j'ai pensé que le mieux était de lui parler... de... de l'aider à s(e) confier. Elle a fini par m'avouer votre liaison. Elle m'a raconté tout c(e) que j(e) savais déjà et puis elle m'a dit que c'était fini, que vous aviez rompu, que c'était difficile mais que ça pass(e)rait. Hier soir encore, elle... elle avait l'air d'aller mieux, de prendre le d(e)ssus comme on dit.

M : - Et c(e) matin, vous n'avez rien r(e)marqué ? elle n(e) vous a rien dit ?

G : - Oh bah le matin, j(e) la laisse dormir. Et à midi, je mange à la cantine du Ministère. Je n(e) la vois qu(e) le soir en rentrant. Elle était sur son lit toute habillée. Sur un bloc en travers de la feuille, elle avait écrit en majuscules : «PARDON»...

... [IL PLEURE]...

(13'11'')

M : - Voulez-vous boire quelque chose, Monsieur ALLARD ?

G : - [IL INSPIRE] ... Comment ?

M : - Un peu d'alcool vous f(e)ra du bien. Hm ... Cognac ? Whisky ?

G : - ... Oh euh... je n(e) sais pas, n'importe.

M : - Essayez d(e) vous r(e)prendre. N(e) soyez pas pessimiste. De nos jours, les empoisonn(e)ments, les méd(e)cins sont sérieus(e)ment armés, vous savez.

G : - Oh, oui.

M : - A quel hôpital l’a-t-on emm(e)née ?

G : - Hein ? Euh, à La Pitié.

M : - Bon, j(e) vais téléphoner.

G : - Oh non, non. Non, non. Non ; non. Ils ont promis d’app(e)ler, il ne faut pas les déranger.

M : - Comme vous voudrez, mais s’ils n’appellent pas d’ici un quart d’heure, j(e) vous emmène là-bas.

G : - Oui.

M : - Tenez. Buvez ça, ça vous f(e)ra du bien.

G : - Oh, c’est fort !

M : - C’est c(e) qu’il vous faut. Buvez d’un trait.

G : - Bien.

M : - Là. Et maint(e)nant, un autre à boire lent(e)ment.

G : - Oh non. Non non non non. Je vous en prie, je…

M : - Oh allons, la moitié, hein ? Là, comme ça.

G : - J(e) n’ai pas l’habitude, vous savez. Je n(e) bois jamais. C’est du cognac, n’est-ce pas ?

M : - Non, du whisky.

G : - Ah. Ah. J(e) croyais qu(e) c/ que c(e)la s(e) buvait avec de l’eau.

M : - On peut aussi l(e) boire sec, vous voyez !

G : - Ah bah voui.

M : - Cigarette ?

G : - Non, non. Non merci. Je n(e) fume pas.

M : - Ah bon.

G : - C’est très beau chez vous. Très très chaud.

M : - Oh. Quand on travaille chez soi, i(l) faut un / faut un cadre agréable, c’est important.

G : - Oui, bien sûr… Vous v(e)nez d’avoir un très gros succès, n’est-ce pas ?

M : - Mmm… ma pièce marche bien, oui.

G : - Nous n’allons guère au théâtre , Mad(e)leine et moi. La Comédie Française, quelquefois. Oui, j’aime beaucoup les décors, les costumes.

M : - Mmm.

G : - [SOUPIR] Vous n’avez jamais été marié, je crois.

M : - Non, jamais non.

G : - Vous préférez les femmes des autres.

M : - Pardon ?

G : - C’est plus commode, évidemment.

M : - Non écoutez franch(e)ment…

G : - Oh non mais, je n(e) voulais pas vous blesser, remarquez, je / non. C’était plutôt d(e) la curiosité.

M : - D(e) la curiosité ?

G : - Mais oui. Nous sommes tell(e)ment différents, vous et moi. Parler à une femme, en faire sa maîtresse, la quitter, ce sont des choses que je / que j(e) n’imagine pas.

M : - Mais… hm… Avant Mad(e)leine, (en)fin avant… avant d(e) vous marier.

G : - Oh bah, j’ai toujours vécu avec mes parents, dans la maison où j(e) suis né. Ils sont morts ensemble, dans un accident d’autocar, deux ans avant que je n(e) rencontre Mad(e)leine.

M : - Vous l’avez connue comment ?

G : - Oh elle était sur un banc, elle pleurait. J’en suis encore à m(e) demander comment j’ai osé lui parler mais enfin je… enfin j(e) l’ai emm(e)née dans un restaurant. J(e) l’ai questionnée. Deux s(e)maines auparavant, un garçon qu’elle aimait, un jeune soldat, avait été tué. Et ce jour-là, en plus, elle venait d(e) perdre sa place. Alors… le manque de chance, toujours.

M : - Je n(e) savais rien d(e) tout ça… Elle… elle… ne m’a jamais dit grand chose de son passé.

G : - Ah… ah… Et vous n(e) l’avez jamais questionnée ? Vous n’avez pas d(e)viné ?

M : - Hm, oui et non… J’ai bien compris qu’elle n’avait jamais été très heureuse, mais… je n(e)…

G : - Pourquoi l’avez-vous quittée si brutal(e)ment ?

M : - Mais je n(e) l’ai pas quittée brutal(e)ment ! D’ailleurs elle savait très bien que…

G : - Que vous n(e) l’aimiez pas !

M : - Ah écoutez laissons c(e)la, voulez-vous / [DRIIIIING] C’est sûr(e)ment l’hôpital, vous répondez ?

G : - Non. Non, non. J(e) vous en prie.

M : - Bon. Allô, oui ? Ah c’est toi. Oui excuse-moi je n(e) / mais non, mais non, mais non, je / Oh écoute Corinne, laisse-moi parler, tu veux ? Je suis avec un ami dont la femme est malade, il faut qu(e) j(e) l’accompagne à l’hôpital. Hein ? Oui bah j(e) suis désolé, mais c’est comme ça. Quoi ? Bon, bon, très bien. Comme tu voudras. Allez, bonsoir. [IL RACCROCHE] Excusez-moi.

G : - Oh non, c(e) n’est rien, ce n’est rien.

M : - Nous allons prendre ma voiture et filer à l’hôpital. c’est insupportable, cette attente.

G : - Patientez encore un peu, j(e) vous en prie, je n(e) suis là que depuis dix minutes, vous savez.

M : - Vous êtes sûr ?

G : - Oui, oui, certain. Il était à peine dix quand j(e) suis arrivé.

M : - Ça prouve que l(e) père Einstein avait raison : le temps est décidément une chose très relative… [SOUPIR] Cigarette ?

G : - Non non merci. Je n(e)/

M : - Ah oui c’est vrai, j’oubliais.

G : - Je peux vous poser une question ?

M : - Ah, ça dépend. Si c’est encore à propos de votre femme, j’aim(e)rais mieux pas.

G : - Pourquoi ?

M : - Non, écoutez, n’exagérez pas. Je… j(e) veux bien qu(e) vous soyez un homme simple et même un peu naïf, mais… tout d(e) même.

G : - Ce n’est pas à propos d(e) Mad(e)leine. Je m(e) demandais simplement si… si vous êtes un homme heureux.

M : - Heureux ?

G : - Oui. Oui, en apparence, vous avez tout, bien sûr, mais /

M : - Mais quoi ?

G : - Je n(e) sais pas. Il me semble que cette recherche continuelle… que tant d(e) femmes dans une vie /

M : - Ça vous paraît monstrueux.

G : - Oh ! Non, c(e) n’est pas ça. J(e) pensais à une sorte de vide, plutôt.

M : - Non, vous êtes à côté du problème. En dépit des apparences, je n(e)/ passe pas mon temps à me préoccuper d’amour.

G : - Ah.

M : - Pour les femmes, oui l’amour vient presque toujours en premier. C’est même toute la différence et la raison d(e) leur déception. (Elles) n(e) comprennent pas que… on s’habitue, on puisse penser à autre chose.

G : - Moi, je n(e) me suis jamais habitué. J’ai toujours eu peur.

M : - Peur ?

G : - De perdre Mad(e)leine, oui. De rentrer un soir et de n(e) pas la r(e)trouver. J(e) passe mon temps à m’émerveiller, quoi qu’elle fasse. J(e) la r(e)garde et je suis bien. Avant elle, j(e) n’existais pas.

 (19'30'')

M : - Vous êtes un homme désarmant, Monsieur ALLARD. Si j(e) vous avais connu lorsque j'ai rencontré votre femme...

G : - J(e) crois qu(e) je comprends oui... un mari que l'on n(e) connaît pas... ce doit être un peu comme s'il n'existait pas, je suppose.

M : - Un peu, oui.

G : - C'est drôle que vous m(e) disiez c(e)la, r(e)marquez, pa/ Il y a quelques temps je, j'ai failli vous rendre visite. J'étais inquiet, je je voulais vous mettre en garde, vous d(e)mander de ne rien brusquer.

M : - Pourquoi n(e) l'avez-vous pas fait ?

G : - J'ai eu peur que... vous n'en parliez à Mad(e)leine et qu'elle se fâche.

M : - Dommage. Vous auriez dû...

G : - Peut-être, oui.

M : - Vous n(e) voulez vraiment pas qu(e) nous allions là-bas.

G : - Pas encore, non.

M : - Et si elle reprend connaissance, si elle vous réclame.

G : - Avec votre voiture et à cette heure-ci nous y s(e)rons en 5 minutes. Je n(e) retournerai là-bas... que pour la voir vivante.

M : - Que voulez-vous dire ?

G : - Si Mad(e)leine meurt, je n(e) la r(e)verrai pas. Je veux conserver l(e) souv(e)nir...

M : - Allons, allons, taisez-vous. Dans 3 jours, elle s(e)ra sur pied.

G : - Oh ! je souhaite que vous ayez raison... Autant pour vous qu(e) pour elle... Est-ce qu'il vous arrive de penser à votre mort, Monsieur ROYER ?

M : - Oh... c'est une idée qui m'est assez familière, oui... Pourquoi cette question, vous avez l'intention d(e) me tuer ?

G : - Si Mad(e)leine meurt, oui.

M : - Bon écoutez je... je veux bien que la situation soit exceptionnelle mais vous auriez tort d'en abuser. Je n(e) suis pas....

G : - RESTEZ ASSIS, NE BOUGEZ PAS ! Je n(e) suis pas un tireur bien fameux, mais à cette distance, je ne pourrai pas vous rater !

M : - Posez c(e) revolver, Monsieur ALLARD.

G : - NON ! ET N'ESSAYEZ PAS D(E) ME DÉSARMER. Vous n'en auriez pas l(e) temps. Si vous restez tranquille, vous avez une chance sur deux.

M : - Désolé, je n(e) marche pas. Vous allez m(e) donner cette arme et/ [PAN !]

G : - ... RASSEYEZ-VOUS ! J(e) vous en prie ! La prochaine fois, je n(e) tir(e)rai pas à côté.

M : - Vous êtes complèt(e)ment fou, ALLARD.

G : - Non. J(e) vais peut-être commettre un acte insensé mais je n(e) suis pas fou.

M : - Et les voisins ?

G : - Les voisins ?

M : - Bah oui, si’ls ont entendu, s'ils préviennent la police, que f(e)rez-vous ?

G : - Vous savez, de nos jours, avec la télévision et les motocyclettes, il faudrait au moins une mitrailleuse.

M : - Très drôle !.... Bien... J(e) peux fumer ?

G : - Tout c(e) que vous voudrez mais n'essayez pas d(e) vous l(e)ver. Vous êtes beaucoup plus fort que moi. Je n(e) peux pas prendre de risque. À la moindre tentative, je tire.

M : - Rassurez-vous, je n(e) boug(e)rai pas. Si vous voulez m(e) tuer, il vous faudra l(e) faire froid(e)ment... Et je doute que vous en soyez capable.

G : - Nous verrons bien.

M : - Pourquoi êtes-vous v(e)nu maint(e)nant, Monsieur ALLARD ?

G : - Maint(e)nant ?

M : - Oui, vous dites que vous me tuerez si votre femme meurt. Bon. Mais si elle est sauvée, que f(e)rez-vous ?

G : - Ah je partirai, bien sûr, j'irai à l'hôpital.

M : - Dans c(e) cas, j(e) répète ma question : pourquoi être v(e)nu maint(e)nant ? Pourquoi n'avoir pas attendu ?

G : - Parc(e) que les méd(e)cins m'ont renvoyé. J(e) n(e) vous ai pas menti. C'est même à c(e) moment-là que l'idée m'est v(e)nue.

M : - Je n(e) comprends pas.

G : - Je n(e) pourrais pas vous dire pourquoi, mais... quand ils m'ont d(e)mandé où ils pouvaient m'app(e)ler, j'ai brusquement r(e)pensé à c(e) que j'avais r(e)ssenti découvrant ma femme inanimée.

M : - C'est-à-dire ?

G : - Une rage folle, meutrière. J'aurais voulu qu(e) vous soyez là et vous tuer sur le champ.

M : - C'est une réaction compréhensible mais... ce moment-là est passé, Monsieur ALLARD.

G : - Il reviendra.

M : - Pardon ?

G : - Si le téléphone sonne et si l'on m'annonce la mort de Mad(e)leine, je sais... je sais, vous entendez, que cette même rage va m'envahir à nouveau. Et c'est pourquoi je suis là pour profiter d(e) cet instant.

M : - Ce... c'est grotesque, voyons ! Vous n(e) pouvez pas compter sur un instant d(e) folie pour faire c(e) que vous n(e) feriez pas d(e) sang froid !

G : - Justement si, Monsieur ROYER. Si je n(e) vous tue pas à c(e) moment-là, je n(e) le f(e)rai jamais bien sûr. Seul(e)ment, je regrett(e)rai toute ma vie de n(e) pas l'avoir fait.

M : - Et la prison ?

G : - Oh ! J'y s(e) rai en paix. Vous vivant, je pass(e)rai mon temps à vous haïr. Vous gâcheriez jusqu'à mes souvenirs.

M : - M'est avis qu(e) vous êtes en train d(e) vous faire un drôle de cinéma, Monsieur ALLARD. (En)fin qu'est-ce que vous croyez ? Qu'on va vous mettre dans une jolie p(e)tite cellule où vous pourrez rêver tout à loisir ?

G : - La seule chose qui me s(e)rait insupportable c'est de vous savoir vivant et de vous imaginer heureux, comme si de rien n'était, avec d'autres Mad(e)leine. Comparé à c(e)la, tout l(e) reste n'est rien.

M : - Bon d'accord. Seulement moi...

G : - NE BOUGEZ PAS !... et prenez garde, je vous en prie. Vous n'attendez qu'une occasion d(e) me sauter d(e)ssus. Je l(e) vois bien, mais vous auriez tort, je vous assure.

M : - Oui, vous avez raison, ce s(e)rait idiot… et, et, et peut-être plus catastrophique encor(e) pour vous, que pour moi.

G : - Que voulez-vous dire ?

M : - … Supposez que j’essaie d(e) vous désarmer : vous tirez, je suis mort, bon. Et peu après vous apprenez que votre femme est sauvée.

G : - C’est bien pourquoi je vous supplie de rester tranquille. Ce s(e)rait plus que stupide en effet.

M : - Vous êtes inouï, vous savez…j(e)/ je m(e) demande si vous vous rendez compte.

G : - De quoi don© ?

M : - Eh, vous pointez votre joujou sur moi, vous m(e) demandez d’attendre tranquill(e)ment que le téléphone sonne et d(e) me laisser tuer, non moins tranquill(e)ment le cas échéant. Pour un peu, ce s(e)rait comique !

G : - Eh bien, riez !

M : - Bon. Vous n(e) tir(e)rez pas. Non, vous l(e) croyez, peut-être, mais vous n(e) tir(e)rez pas. C’est moins facile que vous n(e) le pensez.

G : - N’empêche que vous avez peur.

M : - Mais parce qu’un revolver est tout de même une chose impressionnante, figurez-vous ! … Parce que je n(e) suis pas dupe de votre calme apparent.

G : - Ne vous énervez pas ! J(e) vous en prie, sinon vous allez tenter quelque chose et / et /… si vous restez tranquille je/ vous augmentez vos chances, sûrement.

M : - Comment ça ?

G : - J(e) n(e) sais pas, je/ Peut-être avez-vous raison, après tout, même si l’on m’annonce la mort de Mad(e)leine, ma réaction ne s(e)ra pas forcément celle que j’escompte. Il est possible… que le revolver me tombe des mains, que j(e) n’ai pas la force de tirer.

M : - Mouais.

G : - Tandis que si vous tentez quelque chose maint(e)nant /

M : - Bon écoutez, si nous continuons de nous énerver mutuell(e)ment, vous finirez par tirer accidentellement, je… voilà je vous propose une trêve.

G : - Une trêve ?

M : - Pour commencer j’appelle l’hôpital… I(ls) n(e) sont pas obligés de vous app(e)ler tout d(e) suite, mais il peut y avoir un mieux, déjà… hein ?

G : - Bon, bon, si vous voulez.

M : - Vous avez l(e) numéro ?

G : - Non.

M : - Les annuaires sont là, dans c(e) bahut.

G : - Levez-vous, et allez près d(e) la fenêtre, j(e) vais vous l(e) donner ; mais attention, hein ! au moindre mouv(e)ment…

M : - Oui, oui, je sais… la liste alphabétique, le premier.

G : - Voilà. Prenez-le.

 

FIN FACE A

 

 

FACE B

 (59'18'')

M : - Dites-moi, j’y pense, c’est votre habitude de vous balader avec une arme de guerre ?

G : - Je suis passé la prendre en sortant de l’hôpital.

M : - Et d’où la t(e)nez-vous ?

G : - De mon père, il m’avait appris à l’entret(e)nir, il disait que c(e)la pouvait toujours servir.

M : - Ah, la preuve, hein ?

G : - Oh, il pensait aux cambrioleurs, bien sûr.

M : - Mouais, hein… euh, dans quel service est-elle ?

G : - Les urgences.

M : - Allô/ Allô la Pitié ? Euh voulez-vous m(e) passer le service des urgences, s’il vous plait ? Non, non, un renseign(e)ment, merci. [À GEORGES] Vous connaissez l(e) nom du méd(e)cin ?

G : - Non.

M : - Non ? C’est commode… Allô, les urgences ? Bonsoir, Mad(e)moiselle, j’appelle pour avoir des nouvelles de Madame ALLARD, qui doit être dans vos services… Ce soir entre sept et huit, elle a tenté de… c’est ça, oui… non, non. Non je suis un ami mais / son mari est avec moi… hum, hum, oui, ah bon, d’ici une demi-heure. Mais, nous pourrions peut-être aller là-bas alors ?… Ah bon, oui… Oui, bien sûr, oui… Non, non non, pas d(e) chang(e)ment, c’est mon numéro… C’est ça oui…ss, c’est ça, vous êtes très aimable, je compte sur vous… Merci Mad(e)moiselle. [IL RACCROCHE]. Ils ne peuvent rien dire encore, dans une demi-heure peut-être. Votre femme est sous une tente à oxygène.

G : - Mais c’est qu’elle va plus mal alors !

M : - Mais non, mais non, ça prouve qu’elle est très bien soignée, c’est tout.

[GEORGES PLEURE]

M : - Vous êtes trop pessimiste, Monsieur ALLARD. Ça n(e) sert qu’à vous faire du mal. Ah ça n’est pas facile, je sais bien, mais… Voulez-vous un autre whisky ?

G : - Pardon ?

M : - Vous n’avez pas soif ?

G : - Non merci.

M : - Vous m/… Vous permettez ?

G : - Oh oui oui.

M : - Vous n’en voulez vraiment pas ?

G : - Non, non.

M : - Voyez-vous, Monsieur ALLARD, je/

G : - Asseyez-vous !

M : - Quoi ?

G : - Maint(e)nant que vous êtes servi, allez vous rasseoir. Je n(e) me laiss(e)rai pas surprendre, je vous préviens.

M : - Je voulais simplement/

G : - ALLEZ VOUS ASSEOIR !

M : - Bon bah… Pas la peine de vous affoler !… C’est drôle, votre revolver n’a rien d’une plaisant(e)rie, votre détermination semble absolue… pourtant j’ai du mal… J(e) n’arrive pas à m’imaginer que… d’ici une demi-heure ou… une heure, j(e) pourrai être mort.

G : - Moi, je pense à Mad(e)leine. L’idée qu’elle ne puisse plus sourire, ne plus être là… je…

M : - Monsieur ALLARD ?

G : - Oui.

M : - Croyez-vous vraiment que vous soyez capab(le) de tirer ?

G : - Si Mad(e)leine meurt, oui. Sûrement.

M : - Comme ça ? Sans haine ?

G : - J(e) n’ai pas de haine. J(e) n’en ai jamais eu.

M : - Comment expliquez-vous cette décision, alors ?

G : - J(e) vous l’ai dit. C/… C(e)la m’est v(e)nu un peu comme une évidence. Si Mad(e)leine meurt, vous mourrez aussi, c’est tout.

M : - Vous n(e) trouvez pas qu(e) c’est un peu… simpliste ?

G : - Nous sommes tellement différents… vous et moi. J(e) n’ai pas l’habitude de m’analyser, vous savez, je/… Je n(e) me suis jamais r(e)gardé vivre, comme on dit.

M : - Vous m(e) faites penser… à ces gosses qui jouent aux justiciers. Une/ une logique toute droite et implacable, pas d(e) quartier.

G : - Peut-être, oui. (Je ne) sais pas.

(Ici l'enregistrement reprend au début... La suite est à 01h04'04")

M : - Bon écoutez, ce n’est pas pour essayer d(e) vous convaincre… d’ailleurs je suis persuadé qu(e) Mad(e)leine va s’en tirer. Mais enfin, puisque nous sommes là, et qu(e) nous attendons, hein ? j(e) voudrais tâcher d(e) comprendre.

G : - Quoi donc ?

M : - Cette décision qui vous apparaît comme… comme une évidence, dites-vous. Hein ? Même si elle n’est pas réfléchie, ça doit bien correspondre à quelque chose, tout d(e) même ?

G : - Vous avez l’intention de me psychanalyser ?

M : - Oh non, c’est un bien grand mot ! Mais enfin j(e) voudrais… j(e) voudrais comprendre, j(e) vous l(e) répète.

G : - Vous feriez mieux d(e) penser à vous. Si vous avez des dispositions à prendre, des lettres à écrire. Nous n(e) sommes pas obligés d(e) parler, vous savez…

M : - Bon eh bien, je suis désolé, mais je n(e) marche pas. Non, vous n/… Vous n(e) me f(e)rez pas envisager tranquill(e)ment de/… Pfff, des dispositions à prendre, et pourquoi pas une petite prière, pendant qu(e) vous y êtes !

G : - Oh, moi vous savez, je disais c(e)la…

M : - Par bonté d’âme. D’accord. J(e) commence à vous connaître. Seul(e)ment, je vous signale que mes papiers sont en règle et que mon testament est fait depuis longtemps, alors si vous voulez abréger, allez-y, n(e) vous gênez pas !

G : - Pourquoi vous énerver ? Pour l’instant, et sauf si vous tentiez de me désarmer, je n’ai aucune raison d(e) vous tuer.

M : - Eh bien, je n(e) suis pas d(e) cet avis, figurez-vous ! Pourquoi voulez-vous m(e) tuer ? Hein ? Parce que j’ai été l’amant d(e) votre femme ? Eh bien j(e) l’ai été, soit ! Et c’est irréversible. Alors, finissons-en et trêve de bavardages !

G : - Ne faites pas semblant de n(e) pas comprendre. Ça n’a rien n’a voir, vous l(e) savez très bien ! Je vous tiendrai pour responsable si Mad(e)leine meurt, c’est tout. Ce sont les risques du métier.

M : - Les risques du métier ?

G : - J’ai lu vos deux plaquettes sur les femmes et l’amour, Monsieur ROYER. Faire profession d’aimer les femmes, prétendre mieux que d’autres savoir les rendre heureuses, c’est parfait. Mais encore faut-il réussir. Là, comme ailleurs, les échecs se paient.

M : - Un peu cher, avec vous !

G : - Moi ou un autre, vous savez… Avec la vie que vous m(e)nez… rien d’étonnant à c(e) que vous finissiez sous les balles d’un mari.

M : - Oh ! Excellent argument pour vos avocats, ça. Quelques pères de famille dans l(e) jury et vous êtes pratiqu(e)ment assuré d’obtenir le sursis !

G : - Même en victime, vous n’auriez pas l(e) beau rôle, c’est vrai. Si quelqu’un n’était pas destiné à finir dans la peau d’un meurtrier, c’était bien moi.

M : - Et allons donc hein ! Mon client n’a été que l’instrument d(e) la providence, Messieurs les jurés. Il n’a tué qu’un vil séducteur, qui méritait cent fois la mort !

G : - Séduire et briller, quand on a les apparences, c’est facile. Le physique, l’argent, le prestige : vous avez tout. Et le temps, par dessus l(e) marché ! Moi, moi je n(e) suis qu’un p(e)tit bonhomme. Je travaille dur. Et j(e) n’ai rien pour séduire, rien.

M : - Oh ! Ecoutez Monsieur ALLARD

G : - Ohoho ! Je n(e) suis en train de récriminer, r(e)marquez. Ce n’est pas votre faute si les hommes ne sont égaux en rien. Seul(e)ment, tout d(e) même, de l’emporter sur moi… quand on est un homme comme vous, il n’y a pas de quoi être tell(e)ment fier.

M : - Vous savez très bien que /

G : - … que vous n(e) me connaissiez pas, d’accord. Et que c(e) n’est pas votre faute non plus si j’ai épousé une femme trop belle pour moi. Ce que j(e) vous r(e)proche, c’est de n’être qu’un miroir aux alouettes.

M : - Pardon ?

G : - Que faites-vous de vos avantages et de votre séduction, en fin d(e) compte ? Vous n(e) pensez qu’à votre plaisir et tant pis pour les autres. Attirer une femme pas très heureuse, lui montrer le luxe, le confort, un certain bonheur… c’est facile. Mais après ? Mm ? Mad(e)leine n’aura final(e)ment appris de vous que deux choses : à savoir qu’elle n’est pas heureuse, et à savoir qu’un bonheur existe… qu’il n’est pas pour elle. Non, vraiment… pas de quoi être fier.

M : - Oh, vous n’êtes pas si désarmé qu(e) vous voulez bien l(e) dire, Monsieur ALLARD. Votre p(e)tit discours le prouve ! Vous avez des qualités qu’une femme sait r(e)connaître, croyez-moi.

G : - Oh oui. Bien sûr. Je suis l(e) pain d(e) chaque jour, et vous, la friandise, n’est-ce pas ?

M : - Hmm ! La comparaison est bizarre, mais… il y a d(e) c(e)la. Mais vous pouvez difficil(e)ment r(e)procher à votre femme /

G : - Je vous ai dit et redit que je n(e) reprochais rien à ma femme. C’était à vous à n(e) pas lui faire miroiter l’impossible.

M : - Mais je ne lui ai rien promis ! Jamais ! Elle savait très bien qu’entre elle et moi, ce n(e) pouvait être qu’une aventure !

G : - Une liaison de deux ans n’est pas une aventure. Et de rompre si brutal(e)ment qu(e) vous l’avez fait /

M : - J’ai mis des s(e)maines à essayer de lui faire comprendre /

G : - Ça m’est égal ! ÇA M’EST ÉGAL ! Laissons c(e)la ! Je n(e) suis pas v(e)nu pour discuter !

M : - Oui, j’oubliais, pardonnez-moi. Vous êtes venu pour me trouer la peau et moi, je dois m(e) laisser faire bien sag(e)ment, n’est-ce pas ? Hé bien, je r(e)grette, mais j’ai assez ri /

G : - NE BOUGEZ PAS !

M : - Vous n(e) tir(e)rez pas, Monsieur ALLARD. Pas maint(e)nant.

G : - Ah non ? Hé bien, allez-y, alors. Faites un pas d(e) plus ! ALLEZ !

M : - Vous êtes cinglé, ALLARD ! Vous êtes complèt(e)ment cinglé !

G : - En tout cas, vous v(e)nez d(e) l’échapper belle ! Si la détente de cette arme avait été un peu plus douce…

M : - Vous m(e) paierez ça…. J(e) vous jure que vous m(e) paierez ça.

G : - En attendant, retournez vous asseoir. (Si) j(e) vous avais tué et qu(e) Mad(e)leine soit sauve, nous serions bien avancés.

M : - Parlez pour vous. Vous n(e) seriez même pas capable d/… Dites-moi, j’y pense. Qu’auriez-vous fait /  que f(e)rez-vous après m’avoir tué ?

G : - J’irai me constituer prisonnier. Pourquoi ?

M : - Et les obsèques ?

G : - Quelles obsèques ?

M : - Ah ben… Votre femme morte… et si vous êtes arrêté… qui s'occupera d(e) lui faire un bel enterrement, hein ? Qui la veill(e)ra et qui/

G : - Taisez-vous ! Je n(e) la verrai pas. Je… je n(e) veux même pas l'imaginer… Hier soir, après qu'elle ait pleuré encore et que j(e) l'ai consolé d(e) mon mieux, elle m'a r(e)mercié… en m'embrassant douc(e)ment… C'est ce souv(e)nir-là que je veux conserver, celui de ses lèvres chaudes, sur ma joue… L'enterr(e)ment, les fleurs, les cérémonies, (il) y aura bien quelqu'un pour s'en occuper .

M : - [SOUPIR] Décidément vous êtes / [SONNERIE DU TÉLÉPHONE]

G : - NON. Non non, laissez, je vais répondre. Ce doit être l'hôpital, cette fois. [IL DECROCHE] Oui, j'écoute… Monsieur ROYER… Oui, oui, ne quittez pas, un instant. Allez-y, c'est pour vous.

M : - Hum ! Allô ? Oui, c'est moi. Qui ça ? Ah, excusez moi, oui. Bonsoir, cher Monsieur… Comment allez-vous ? Bien merci… Ah ?… Oui, c'est gentil à vous… Oui oh, j'ai eu beaucoup d(e) chance, la distribution est vraiment parfaite… En effet, oui… Oui, oui, absolument… Comment ? bah… La s(e)maine prochaine ?… Euh, éc/ écoutez… Oui… Oui, volontiers, mais… il m'est difficile de fixer un jour maint(e)nant. Oh, est-ce/ est c(e) que j(e) peux vous rapp(e)ler ? Demain par exemple… Vers midi ? Bon… Bon, très bien, entendu, j(e) vous appelle sans faute, oui… Merci, merci… Mes hommages à votre femme. Au revoir. [IL RACCROCHE]

G : - Des compliments pour votre pièce ?

M : - Ah… Oui, oui.

G : - C'est une bonne pièce, c'est vrai.

M : - Vous l'avez vue ?

G : - Avec Mad(e)leine, oui. Elle ne vous l'a pas dit ?

M : - Non.

G : - Elle l'avait déjà vue, bien sûr mais, là, elle a payé les places. Elle a dû craindre qu'un billet d(e) faveur n'attire mes soupçons.

M : - Vous n'avez pas été trop choqué ?

G : - Par votre pièce ? Oh non, pourquoi ?

M : - Oh, tout c(e)la se passe dans un monde si différent du vôtre.

G : - Personnell(e)ment, c'est c(e) que j(e) demande au théâtre. Une histoire qui s(e) pass(e)rait dans un ministère avec des personnages me r(e)ssemblant, ah… j(e) n'aim(e)rais pas du tout.

M : - Ah bon.

G : - Le personnage principal… Euh, comment ça, déjà ?

M : - RUDEL ?

G : - Oui, c'est ça, RUDEL. C'est un peu vous, n'est-c(e) pas ?

M : - Mm… Oui et non. C'est l'éternelle question des auteurs et d(e) leurs personnages. Un peu dans tous, mais jamais entièrement.

G : - Et les femmes ?

M : - Les femmes ?

G : - Oui, comment faites-vous pour… pour exprimer si bien les sentiments féminins ?

M : - Chez certains individus, les caractères masculins et féminins sont presque équilibrés. Les biologistes affirment qu'il y a une femme dans tout homme… et vice versa.

G : - Oui. J/ J’ai dû lire ça quelque part, en effet.

M : - Vous lisez beaucoup, dites-moi ?

G : - J'ai toujours aimé c(e)la, oui. Parce que je dors mal, peut être.

M : - Hm.

G : - Quelle heure est-il ?

M : - Neuf heures dix.

G : - Bientôt deux heures maint(e)nant. D'après l(e) médecin/

M : - Oh, il ne faut pas l(e) prendre à la lettre, vous savez. Il vous a probablement dit deux heures comme il vous aurait dit trois ou quatre.

M : - Espérons-le. Dites-moi, Monsieur ROYER ?

M : - Oui ?

G : - Etant plutôt pessimiste je/ euh, j'ai surtout envisagé l(e) pire. Que/ que se pass(e)ra-t-il selon vous si/si Mad(e)leine est sauvée ?

M : - Je pense qu'elle aura besoin d(e) vous.

G : - De moi ? Vraiment ?

M : - Oui. Elle vous aime beaucoup, croyez-moi. Il faudrait, je n(e) sais pas moi, que vous preniez un congé, que vous tâchiez d(e) l'emm(e)ner un peu. Le principal enn(e)mi, c'est… c'est l'ennui, la solitude.

G : - Hm. Hm. Ce n(e) s(e)ra jamais qu'une solution provisoire. Il faudra bien rev(e)nir.

M : - L'important, ce s(e)ra d'abord de la distraire, de lui faire reprendre goût à la vie. Ensuite, je n(e) sais pas moi/ i/ (il) y a d(e) la place chez vous, j(e) crois ?

G : - Hélas, oui.

M : - Pourquoi hélas ?

G : - Parce que nous aurions dû avoir des enfants, mais qu(e) c'est impossible. Les spécialistes que nous avons vu sont formels : Mad(e)leine ne pourra jamais en avoir.

M : - Adoptez-en un !

G : - Nous y avons pensé. Mais c(e) n'est pas facile. Les démarches sont terriblement longues.

M : - Il paraît, oui.

G : - Et vous Monsieur ROYER, est-ce que vous la r(e)verrez ?

M : - Mm. Ce n(e) s(e)rait pas souhaitable, je crois. Pas tout d(e) suite, en tout cas.

G : - Même si elle vous l(e) demandait ?

M : - C'est peu probable, mais de toutes façons, ce s(e)rait difficile. Plus tard peut-être, lorsqu'elle ira mieux.

G : - Mais c'est maint(e)nant qu'elle aura besoin d'aide.

M : - Sans doute mais... n'avez vous pas d'amis ? Quelqu'un d(e) votre famille qui pourrait v(e)nir habiter avec vous ?

G : - Oh non !... non... Les gens travaillent, vous savez. Ils ont tous leurs problèmes.

M : - Eh oui, bien sûr.

G : - C'est même incroyable c(e) qu'ils peuvent manquer d(e) temps. Plus la technique leur en fait gagner, moins ils en ont.

M : - Oui.

G : - Je pense à l'instant où elle s'est couchée sur son lit... après avoir avalé l(e) poison. Cette solitude... ce / [IL PLEURE]. C'est une idée insupportable.

M : - Les psychiatres prétendent qu'on s(e) trompe beaucoup là-d(e)ssus. Ils disent que les désespérés qui choisissent les somnifères, les barbituriques, ne réalisent ni ne souhaitent vraiment la mort. Ils veulent seul(e)ment s'évader, dormir, ne plus penser.

G : - Hm. Que savent-ils, les psychiatres. Hm ? C'est facile d'émettre des théories.

M : - Tout d(e) même, n'oubliez pas que suicides manqués sont heureus(e)ment et / et de loin les plus nombreux. D'autre part et contrair(e)ment à c(e) que l'on croit général(e)ment, le pourcentage des récidivistes est assez infime.

G : - C'est étrange. Pour un homme qui va peut-être mourir, je trouve que vous parlez d(e) la mort bien tranquill(e)ment.

M : - Ah non, j(e) vous en prie, hein ? ne r(e)commençons pas !

G : - Vous avez peur !

M : - Non, j'en ai marre !

G : - Evidemment, évoquer sa propre mort, c'est moins facile que d'en parler en général !

M : - Peut-être, de même qu'il est plus facile d'accuser les autres et d(e) les t(e)nir pour responsables !

G : - Que voulez-vous dire ?

M : - Rapp(e)lez-vous un peu c(e) que vous m'avez dit vous-même, tout à l'heure : "Mad(e)leine était trop belle pour moi, j'aurais du m(e) contenter de l'aider, d’être un ami."

G : - Et alors ?

M : - Alors je pense à votre responsabilité. Oui, parce que c'est très joli de respecter, d'aimer à g(e)noux, mais final(e)ment, quoi ? Si vous aviez su la rendre heureuse...

G : - N'essayez pas de me donner l(e) change. Vous perdez votre temps. La vérité, c'est qu(e) vous avez peur !

M : - Beuh croyez vous qu'il soit facile d'attendre tranquill(e)ment qu'on vous tire dessus, hein ? Voilà plus d'une demi-heure qu(e) vous pointez votre artill(e)rie sur moi. J'EN AI MARRE, j(e) vous l'ai dit, hein, jusque là !

G : - NE BOUGEZ PAS !

M : - Vos airs douc(e)reux, vos pleurnich(e)ries et votre merveilleux amour, j'en ai par-dessus la tête ! Et j(e) vais vous dire une bonne chose : si vous voulez tirer, il va falloir le faire maint(e)nant. Très vite !

G : - Encore un pas et je tire, je vous préviens !

M : - Et bien allez-y tirez ! mais trêve de fariboles et cessez d(e) vous prendre pour un héros. Vous allez tuer l'amant d(e) votre femme et rien d'autre, comme n'importe quel mari jaloux !

G : - C'est faux !

M : - Un pauvre type, un minable, voilà c(e) que vous êtes ! Si Mad(e)leine n'avait pas eu l(e) malheur de vous rencontrer, elle au/

[DRIIIING]

G : - NON ! non, restez où vous êtes. Je vais répondre.

Allô ! oui ?... C'est moi-même. Oui, je reconnais votre voix. Bonsoir, Mad(e)moiselle... le docteur... ah bien... oui, merci j'attends. [À MARC] C'est l'infirmière, elle me/ NON ! NON ! [PAN ! PAN !]

M : - AH ! AH !

G : - [MURMURÉ]... Pourquoi ?... oh, pourquoi, mon Dieu ?...

Allô ? Oui, oui je suis là, je… Bonsoir, Docteur... du courage ?... sans avoir repris connaissance... oui... oui... je comprends... non, non, je... non, c’est / c'est parfait, je préfère que... tout est très bien maint(e)nant... ah non, non, je veux dire que / je m'y attendais un peu, n'est-c(e)-pas... euh, oui... oui, bien sûr... comment ?… oh non, oh non je / je n(e) crois pas que je pourrais v(e)nir, non... non, c(e) n'est pas c(e)la, je… demain oui, peut-être… je vous r(e)mercie... bonsoir, Docteur... oh! un instant ! vous êtes là ? sauriez-vous me dire quel numéro je dois faire pour app(e)ler la police ?... le 17... bien, j(e) vous r(e)mercie... non, non, c(e) n'est rien, je.... non, bonsoir Docteur.

 

23 février 2015

Expliquer une difficulté...

 

    

    Maria, hispanophone vivant à Paris depuis plus de 25 ans, me téléphone : "Il m'est arrivé une affreuse mésaventure phonétique, et je m'en veux terriblement ! J'ai mal prononcé le prénom d'une adolescente et j'ai entendu que ses camarades de classe se moquaient d'elle par ma faute. Il faut absolument que je m'entraîne et que je parvienne à me corriger ! Je n'arrive pas à prononcer ce prénom : [ɔʁœʁ]??" (pour Aurore [ɔʁɔʁ]).

 

     L'histoire de Maria me touche particulièrement... parce que j'ai une filleule qui s'appelle Aurore ! et que j'ai présentée il n'y a pas si longtemps à un groupe d'adolescents américains en visite à Paris. J'avais pressenti le danger phonétique : "This is my goddaughter Aurore... which means Dawn in french". J'ai quand même eu le temps de voir une seconde d'extrême étonnement dans les yeux des jeunes anglophones ayant cru un instant qu'en France, on pouvait s'appeler Horror ...

 

AuroreHorreur

     Je rappelle à Maria la différence [œ] / [ɔ], mais je sais qu'elle la produit parfaitement bien dans de nombreux mots : [œ] (qui n'existe pas en espagnol) est prononcé en avant de la bouche, c'est la correspondante arrondie de [ɛ] ;

[ɔ] (qui existe en espagnol comme allophone de /o/) est tout à fait différente, c'est une voyelle prononcée en arrière de la bouche.

 

     En y regardant de plus près, nous constatons que Maria fait précisément la différence entre [œ] et [ɔ] tant en perception qu'en production dans toutes les paires minimales suivantes :

peur             porc / port / pore

menteur       mentor

cœur           corps / cor

beurre         bord

d'heure       dort / d'or / d'ores

(dra)gueur  gore

(coi)ffeur     fort / for

fleur          flore

sœur          sort

seul           sol / sole

(pê)cheur   (off) shore

ils veulent      ils volent

(sa)veur     (dé)vore

(trei-) ze heures    (tré)sor      

(ma)jeur    (ma)jor

meurt    mort

(ho)nneur    (au) nord

l'heure    l'or.

 Il n'existe que deux mots en français ayant [ʁɔʁ] en finale : aurore et pérore.

 On trouve par contre de nombreux mots ayant [ʁœʁ] en finale, dont : assureur, bagarreur, courreur, éclaireur, empereur, erreur, fureur, horreur, laboureur, pleureur, terreur, tireur.

 

     Pour Maria, seule la paire horreur / aurore pose problème... et plus précisément aurore prononcé horreur.

     S'agirait-il d'un cas d'hyper-correction? quand on utilise à l'excès un son nouveau (ici [œ] qui n'existe pas en espagnol). Cela serait étonnant, car l'erreur est tout à fait isolée, elle n'apparaît pas en système.

     S'agirait-il d'un phénomène de co-articulation ? la totalité des paires [œʁ] / [ɔʁ] ne pose pas de problème. Seule la paire [ʁœʁ] / [ʁɔʁ] est floue. [ʁ] fricative uvulaire présente en français des résonnances antérieures... c'est particulièrement clair, lorsque ce [ʁ] français est opposé au [r-sound] anglo-américain... mais pas particulièrement quand il est opposé au [ɾ] de l'espagnol... [ʁ] serait-il ici un contexte dé-favorisant ? Je pense à l'article d'André Martinet "C'est jeuli, le Mareuc", qui traitait de l'antériorisation de /O/... Je pense aussi a contrario à Isabelle Malderez et à son analyse des occurrences "rocommencer", "rocopier", "roquin" chez les enfants en début d'école primaire et "roblochon" chez les adultes.

     Je fais finalement remarquer à Maria que le mot horror existe en espagnol. Et qu'il suffirait donc de passer des R roulés de l'espagnol aux R français pour parvenir à la bonne prononciation d'Aurore. S'agirait-il alors d'un blocage psycho-linguistique, Maria ne pouvant se résoudre à donner comme prénom féminin un mot qui ressemble tant à horror en espagnol. En tentant à tout prix de le franciser, Maria aboutirait à horreur, mot qu'elle cherche justement à éviter...

 

     Et vous, comment expliquez-vous la difficulté rencontrée par Maria?

 

 

2 août 2020

Archive : Prononciation du français standard, de Léon

[Dans la catégorie Archives, je présente un ouvrage de ma bibliothèque et j'en donne un court extrait.]

 

(éditions de 1966 et 1972)

 

     Pierre Roger Léon et Monique Léon sont deux auteurs incontournables en phonétique du FLE ayant fait l'essentiel de leur carrière à Toronto au Canada, après Paris et Besançon.

     Leurs ouvrages s'apparentent le plus souvent à des "manuels" car ils présentent généralement, outre des descriptions et des informations, des activités et des exercices qui s'adressent aux étudiants et/ou aux enseignants.

     Prononciation du Français Standard : aide-mémoire d'orthoépie à l'usage des étudiants étrangers, Paris : Didier, 1966, de Pierre R. Léon, a été d'abord publié par le Cercle de Linguistique Appliquée de l'université de Besançon en 1962 sous le titre : Aide-mémoire d'orthoépie : des formes orales aux formes écrites / Règles expliquées de prononciation française, exercices pratiques de transcription. Ce long titre en décrit parfaitement le contenu. L'ouvrage paraît dans le contexte de la méthodologie audio-orale. C'est aujourd'hui encore un ouvrage incontournable en phonétique du français langue étrangère.

     La notion d'orthoépie n'est pas à mon sens toujours clairement utilisée, elle l'est d'ailleurs rarement aujourd'hui. Universalis propose : "en phonétique, étude de la prononciation correcte des mots"... écrits? Léon l'utilise ici dans un sens qu'il précise : "des formes orales aux formes écrites", autrement dit, il aborde les sons du français sous l'angle des correspondances phonies-graphies. On pourrait discuter cet angle de travail "phonétique", rapporté d'emblée aux formes orthographiques du français, souvent complexes (par exemple pour les voyelles nasales). Mais comme il le précise lui-même, l'ouvrage vise à aider les étudiants "à classer les sons qu'ils ont [déjà] appris". On ne trouvera donc ici aucune information de type articulatoire ou acoustique.

    L'ouvrage traite systématiquement de tous les sons du français, voyelles orales, semi-consonnes, voyelles nasales, consonnes, et des liaisons (voir la Table des matières en fin de ce message). Chaque leçon propose un tableau où le son est illustré dans ses différentes graphies dans des mots en fonction de sa distribution (initiale, "médiale" - on dit communément médiane, finale).

     Exemples, ici avec [y] et [u] :

 

 

     Suivent des Exercices de transcription (après plusieurs écoutes, de l'orthographe vers l'Alphabet Phonétique International - voir les détails dans l'Avant-propos ci-dessous) , des Remarques, des Problèmes (questions) et un point Phonémique.

    Léon consacre un chapitre aux "voyelles orales à deux timbres" (E - EU - O - A), terminologie qui fait voir rouge à Georges Boulakia qui ne parle avec justesse que de "voyelles moyennes" (terme n'intégrant évidemment pas [a] et [ɑ]).

    J'ai choisi de restituer ici l'Avant-Propos qui précisela conception pédagogique de l'ouvrage et qui insiste sur la nécessité de pratiquer l'écoute répétée en variant les activités associées (lecture API, transcption orthgraphique, transcription API, etc.)

 

 

 

Pierre R. LÉON, Prononciation du Français Standard : aide-mémoire d'orthoépie à l'usage des étudiants étrangers, Paris : Didier, 1966

 

 

AVANT-PROPOS

 

L’orthoépie définit les règles de la prononciation par rapport aux règles graphiques et énonce les lois phonétiques qui gouvernent le système phonique d’une langue. C’est en somme la « grammaire des sons d’une langue ».

 

On ne commence plus l’apprentissage d’une langue par la grammaire. Mais la grammaire permet, lorsqu’on sait parler, de clarifier, en les ordonnant, les notions qu’on a apprises. De même, cet aide-mémoire d’orthoépie est destiné aux étudiants qui veulent classer les sons qu’ils ont appris en les rattachant soit aux structures sonores, soit aux graphies du français.

 

Il y a un grand nombre de prononciations différentes sur tout le territoire français (voir : Martinet, La prononciation du français contemporain). Mais, à côté de toutes les variantes possibles, il existe une norme standard, définie par de nombreux traités de prononciation (voir par exemple : P. Fouché, Traité de prononciation française). Cette norme est souvent interprétée de façon trop rigide par les étudiants étrangers qui perdent leur temps à apprendre des subtilités au lieu de corriger l’essentiel de leur accent d’abord. C’est pourquoi il nous a paru nécessaire de tenir compte à la fois du modèle idéal du « bon usage » mais aussi des latitudes acceptées par tous les sujets parlants. En résumé, nous avons voulu :

 

1. présenter, non pas un traité détaillé de toutes les règles de prononciation française mais un opuscule aussi schématique et simplifié que possible de ces règles, sur un plan aussi pédagogique que possible.

 

2. indiquer à côté de la norme phonétique, les tolérances admises et les tendances actuelles de la prononciation française.

 

Il nous a paru surtout nécessaire de modifier la présentation traditionnelle qui va de la graphie au son. Les nouvelles méthodes audio-orales enseignent la structure sonore de la langue d’abord. Il s’agit ensuite de retrouver les équivalents graphiques. Nous avons essayé de nous en tenir le plus possible à cette démarche : du son aux signes graphiques. Mais la présentation adoptée, sous forme de tableaux synoptiques, permet de partir aussi bien des graphies si on le désire.

 

Enfin nous avons voulu insister non pas sur les subtilités des exceptions aux règles mais sur l’aspect linguistique du problème, qui a été le plus souvent négligé ou ignoré dans les traités d’orthoépie. Nous avons tenté de faire prendre conscience de l’importance de la distribution, de la fréquence d’emploi et de l’aspect fonctionnel des sons. En étudiant les tableaux de présentation des sons on verra ainsi que certains d’entre eux n’apparaissent presque jamais en initiale comme le [ɲ] que certaines graphies ne sont jamais employées en finale absolue, comme le v, etc. On verra que certaines voyelles comme le [ɑ] de pâtes ne représentent dans la langue parlée que 0,2% des cas, contre 8% pour le [a] de patte. On s’apercevra que certains sons remplissent une fonction linguistique importante comme le i par rapport au u, alors que d’autres voyelles ont des timbres qui peuvent varier sans entrainer de changement dans le sens du mot. Prononcer le ai de maison comme le ê de fenêtre ou comme le é de thé n’a pas d’importance pour la compréhension du mot. Nous donnerons ici la prononciation standard admise officiellement mais nous indiquerons toujours les latitudes auxquelles on peut s’attendre de la part des francophones, sans qu’il y ait faute linguistique.

 

Conseils aux étudiants pour l’utilisation de cet aide-mémoire

 

Les étudiants débutants peuvent ignorer les Remarques qui ne concernent que les cas exceptionnels et se dispenser de répondre aux questions des Problèmes. Mais il faudra toujours :

 

1. Ecouter l’enregistrement qui correspond aux Exercices de transcription phonétique. (Ecouter avec le livre fermé.)

 

2. Ecouter à nouveau en suivant la transcription phonétique (Ecouter plusieurs fois. La transcription phonétique est donnée à la fin du livre)

 

3. Ecouter à nouveau en suivant le texte orthographique.

 

4. S’exercer à transcrire le texte orthographique (sans regarder la transcription). Vérifier la transcription à l’aide des « clés », et à partir de la transcription s’exercer à retrouver la graphie.

 

Pour les étudiants les plus avancés, continuer en s’exerçant à :

 

5. Etudier le tableau des équivalences sons-graphies.

 

6. Répondre aux questions des problèmes. (La solution se trouve toujours indiquée dans la leçon. Si on ne la trouve pas, se reporter aux Clés de la fin du livre.) Ce travail doit permettre de mieux comprendre la leçon.

 

7. Etudier l’aspect phonémique de la leçon.

 

8. Réécouter l’enregistrement, transcrire le texte à nouveau et répéter les exemples à voix haute plusieurs fois.

 

 

Conseils aux professeurs

 

On a souvent exagéré l’importance des règles d’orthoépie. Elles ne constituent qu’un aspect de la prononciation, puisqu’elles concernent surtout le timbre des phonèmes. L’usage de cet aide-mémoire ne peut donc dispenser des exercices orthophoniques concernant le phonétisme français. (Voir à ce sujet Introduction à la Phonétique corrective et Exercices systématiques.)

 

Néanmoins à un certain stade que le professeur saura seul déterminer, l’étude des règles d’orthoépie sera nécessaire.

 

Dans cette étude qui doit être une mise au point des connaissances déjà acquises par la pratique, l’essentiel est d’obtenir avec un minimum d’effort et de temps, un maximum d’efficacité. Le meilleur moyen pour cela est de laisser les étudiants travailler seuls, à leur propre rythme, comme dans un cours programmÉ, avec le livre et l’enregistrement sonore. (On a beaucoup médit de la transcription phonétique. En fait, elle est très facile à apprendre et elle peut être un excellent moyen mnémo-technique. Il suffit seulement de lui donner la place qu’elle mérite – après les exercices pratiques oraux.)

 

 

      J'ajoute en bonus le tableau des graphies des liaisons obligatoires : 

 

 

 

... et la Table des matières de l'ouvrage de 1966 :

 

 

 

 

 

 

13 mars 2013

Rythme : 2 syllabes

Ce ne sont pas des mots, mais des groupes rythmiques ou mots phonétiques, c'est à dire que l'on peut trouver tel quel à l'oral et non pas des entrées de dictionnaire. Exemple : "Pourquoi?" , "Ah bon?" sont des groupes rythmiques / mots phonétiques de 2 syllabes, "Fauteuil" est un mot de deux syllabes et une entrée de dictionnaire que l'on ne rencontre jamais sous cette forme isolée à l'oral, mais toujours dans des groupes rythmiques comme "Dans un fauteuil", "Un petit fauteuil", "Prends le fauteuil"...

Les exercices de rythme proposés ici présentent TOUJOURS des groupes rythmiques (c'est à dire pouvant exister à l'oral), jamais de mots isolés.

 

La durée est portée sur la dernière syllabe du mot phonétique. Cette durée correspond au modèle esthétique rythmique en français que l'on retrouve en musique classique : le style "à la française" est caractérisé par une levée.


 

14, 17, 18, 25, 26, 27, 28, 29, 36, 37, 38, 39, 40...
5 août 2020

Archive : Petite Phonétique Comparée, de Passy

[Dans la catégorie Archives, je présente un ouvrage de ma bibliothèque et j'en donne de courts extraits.]

 

    

 

     Voici malheureusement un livre qui part en miettes... Il s'agit de l'édition de 1922 de la Petite Phonétique Comparée des Principales Langues Européennes, de Paul Passy, le co-fondateur de l'Alphabet Phonétique International. La première édition date de 1905. Et je découvre sur internet que Forgotten Books en propose une réédition depuis 2018 !

     J'ai déjà évoqué cet ouvrage dès la création de ce blog, en citant les Remarques préliminaires.

     J'ai aussi déjà évoqué Paul Passy et sa collaboration à l'International Phonetic Association.

     Rares sont les livres à ma connaissance traitant de phonétique comparée dans plusieurs langues. A part l'ouvrage de Passy, je pense au magistral Comparing the Phonetic Features of English, French, German and Spanish, de Pierre Delattre (1965), dont il me faudra parler dans un prochain post.

     Cet ouvrage de Passy, rédigé dans un style et une orthographe (*rhytme) parfois surprenants, est novateur sur de nombreux points, je n'en citerai que quelques uns.

• Il me semble déjà remarquable que la moitié du texte (une soixantaine de pages) soit consacrée aux aspects suprasegmentaux, appelés ici Divisions du langage (groupes de souffle / force / intensité, rythme, syllabes, durée, intonation).

• Il évoque déjà l'acuité des voyelles, notion reprise par Petar Guberina et toute l'Approche Verbo-Tonale (1950-1960).

229] La différence de timbre entre les voyelles tient à la position qu'on donne aux organes en les articulant. Chaque position fait de la bouche une caisse de résonnance particulière qui modifie d'une certaine façon la voix produite par le larynx, comme des tubes de forme différente modifient le son produit par une anche de cor.

Pour comparer entre elles les résonnances propres à chaque position des organes il est bon de chucher les voyelles correspondantes, parce qu'alors on a affaire qu'à ces résonnances elles-mêmes (les modifications de hauteur du chuche étant insignifiantes), tandis qu'en prononçant les voyelles à voix haute, on peut sans s'en douter, élever ou abaisser le ton de la voix. On s'aperçoit alors aisément que si on prononce la série des voyelles :

u - o - ɔ - ɑ - a - ɛ - e - i

le timbre devient de plus en plus aigu.

Apparemment musicien, il pose finement la question de la transcription de l'intonation avant même les appareils de mesure et les courbes intonatives :

INTONATION

158] Nous avons déjà vu que la parole contient un élément musical, la voix, dont la hauteur varie avec les circonstances. Quand on chante, la voix passe constamment d'une note à une autre, les notes étant choisies de manière à former un ensemble harmonieux.

159] Il en est à peu près de même dans la parole ordinaire. Il y a pourtant une différence fondamentale. Dans le chant, chaque syllabe se prononce sur une note donnée ; ou bien, si on passe d'une note à une autre, ça se fait presque toujours d'un bond, sans intermédiaire. Dans la parole, la voix ne s'arrête guèresur une note ; elle ne passe pas non plus directement d'une note à une autre ; elle glisse tout le long de l'échelle musicale, monte ou descend plus ou moins rapidement, mais toujours par degrés insensibles. En musqiue j'écris par exemple :

Mais pour représenter la parole, la notation :

ne serait encore que très approximative. Il en résulte que les intervalles paraissent moins grands qu'ils ne le sont réellement."

 

 

     Je choisis comme extrait une section consacrée dans les Divisions du Langage, aux Groupes d'intensité / Groupes de Force. Ce que Wioland appelle les mots phonétiques, ce que d'autres appellent les groupes rythmiques, demeurent souvent étrangement ignorés des enseignants, alors qu'ils structurent fondamentalement la parole et imposent des contraintes fortes puisqu'ils définissent les syllabes accentuées et les syllabes non-accentuées. Si la terminologie varie d'un auteur à l'autre, la question de l'identification des groupes structurant le flux de parole reste bien cruciale.

 

GROUPES D’INTENSITÉ

1° GROUPES DE FORCE

Force du souffle

 

60] Si nous examinons un groupe de souffle quelconque, nous reconnaissons bientôt que toutes les parties qui le composent ne frappent pas notre oreille avec la même intensité. En nous plaçant à une certaine distance d’une personne qui parle, nous saisissons bien certains sons, certains groupes, tandis que d’autres nous échappent. Si nous sommes plus près, nous entendons tout, mais nous sentons pourtant que tout n’a pas la même force.

 

61] Par exemple, je prononce la phrase :

L’animal qui s’enfuit en courant.

Les groupes de sons –mal, -fuit, -rant, s’entendent certainement plus distinctement que les autres. Ça tient à ce que, en les prononçant, je chasse l’air plus fortement des poumons : alors les sons produits sont plus forts.

Cette force relative est tout-à-fait indépendante de la force d’ensemble avec laquelle on parle. La phrase citée, l’animal qui s’enfuit en courant, peut êtrecriée à pleins poumons ou murmurée à voix basse ; mais à moins d’intentions spéciales, on prononce toujours les syllabes –mal, -fuit, -rant, plus fort que les autres. C’est l’effet de la force relative du souffle. Quelle que soit leur force absolue, les syllabes –mal, -fuit, -rant, doivent être considérées comme relativement fortes, les autres comme relativement faibles, ou moyennes.

 

62] Analyser et représenter tous les degrés de force serait un travail gigantesque. La force relative est en partie déterminée par un principe rythmique. Les syllabes fortes et faibles alternent d’une manière assez régulière. Si dans un groupe de trois syllabes, la troisième est forte, nous pouvons être à peu près sûrs que la première est plus forte que la deuxième, à moins qu’il n’y ait quelques raison particulière d’appuyer sur la deuxième ; c’est ce qui a lieu dans les groupes animal, voulez-vous, tu comprends, Constantinople, Nabucodonosor. Ça nous dispense de représenter les degrés intermédiaires, dont la force relative découle le plus souvent de leur position même. […]

 

63] Or, l’oreille et l’esprit ont une tendance naturelle à grouper les parties moins fortes autour des parties plus fortes ; Quoique dans la phrase, l’animal qui s’enfuit en courant., il n’y ait aucune interruption, nous l’entendons volontiers comme si elle était divisée en trois parties.

L’animal     qui s’enfuit     en courant.

Ceci nous conduit à une deuxième division phonétique du langage ; nous pouvons diviser le groupe de souffle en groupes de force. Un groupe de force est l’ensemble des sons qui se groupent autour d’une syllabe relativement forte.

 

64] En général, un groupe de force se compose de deux ou trois mots étroitement liés par le sens, et dont l’un est plus important que les autres.

La division phonétique en groupes de force correspond donc à la division logique en mots, en ce sens que si plusieurs mots sont constamment réunis en un seul groupe, un seul mot n’est presque jamais réparti sur deux groupes. Dans un parler très lent, chaque groupe de force peut devenir un groupe de souffle. Quand un mot est isolé, il forme à lui seul un groupe de force et un groupe de souffle.

 

65] Dans une écriture rigoureusement phonétique, on écrit en un seul mot tout ce qui forme un groupe de force, ainsi

lanimal kisɑ̃fɥi ɑ̃kuʁɑ̃

et on marque les limites des groupes de souffle par un nombre de virgules proportionné à la durée de l’arrêt. Mais dans la plupart des textes phonétiques consacrés à l’enseignement, des raisons pratiques font conserver tels quels la division des mots et la ponctuation courante.

 

Accents de force

 

66] Quant à la force relative des diverses parties d’un groupe, il est facile de distinguer des syllabes fortes, moyennes et faibles. La syllabe forte est la plus importante, c’est autour d’elle que se groupent les moyennes et les faibles, généralement en suivant le principe rythmique énoncé au §62.

On dit souvent que la syllabe forte est accentuée ou porte l’accent de force ; que les autres sont les syllabes inaccentuées ou atones.

 

67] Dans l’écriture, on marque les syllabes fortes en les faisant précéder du signe (ˈ) ; au besoin les syllabes faibles sont précédées du signe (-), et les moyennes du signe (ˌ) ; mais les deux dernières peuvent ordinairement se sous-entendre. Une syllabe très forte se marque par (ˈˈ)

La phrase citée plus haut s’écrit donc :

ˌla-niˈmal ˌki-sɑ̃ˈfɥi ˌɑ̃-kuˈʁɑ̃

ou plus simplement et en conservant la division des mots :

l aniˈmal ki s ɑ̃ˈfɥi ɑ̃ kuˈʁɑ̃

 

 

Accent normal

[…]

70] En Français, l’accent normal n’est pas très marqué ; il n’y a pas entre ls syllabes fortes et les faibles l’opposition qu’on remarque par exemple en Allemand. Aussi, le premier soin d’un étranger qui étudie le Français, doit-il être de prononcer toutes parties de la phrase, avec une certaine égalité, sans « avaler » les syllabes faibles, sans donner aux fortes un relief exagéré.

71] Cependant, il y a une différence en Français aussi. Dans chaque groupe de force, c’est la dernière syllabe qui se prononce un peu plus fort que les autres, à moins qu’elle ne contienne la voyelle ə, alors c’est la syllabe précédente qui est forte. (Il va sans dire qu’il s’agit des syllabes prononcées ; le reste ne compte pas en phonétique).

Comme en Français, quand plusieurs mots sont très étroitement unis par le sens (et par conséquent forment un groupe de force), c’est le dernier qui est d’ordinaire le plus important, ce que nous venons de dire peut encore s’exprimer ainsi : dans une phrase prononcée normalement, la dernière syllabe de tous les mots importants est accentuée.

[…]

Les enfants qui commencent à parler réduisent souvent un mot à sa dernière syllabe plus ou moins altérée.

 

72] Dans d’autres langues, l’accentuation est basée sur des principes très différents. En Espagnol, en Italien, en Portugais, l’accent, qui est d’ailleurs plus marqué qu’en Français, peut porter sur la dernière syllabe des groupes comme en Français ; mais il peut aussi porter sur une des deux syllabes précédentes. Ainsi on a :

en Italien : virˈtù (vertu), aˈmore (amour), aˈmabile (aimable), prenˈdevano (ils prenaient) ;

en Espagnol : aˈmor (amour), aˈmigo (ami), ˈarboles (arbre)

en Portugais : aˈmor (amour), aˈmigo (ami), leˈgitimo (légitime).

Le même genre d’accentuation se retrouve dans les autres langues romanes, et même dans les patois de la France du Midi ; ainsi en Béarnais :

beˈtɛt (veau) ; ˈɔmi (homme) ; ˈkrabo (chèvre), etc.

73] Il est intéressant de constater, que sauf de rares exceptions, c’est toujours la syllabe correspondante qui est accentuée dans les langues romanes : Fr. aˈmour, It. aˈmore, Esp. aˈmor, Béarnais aˈmu ; - Fr. aˈmi, It. aˈmico, Esp. aˈmigo, Béarnais aˈmik ; - Fr. ˈpauvre, It. ˈpovero, Esp. ˈpobre, Béarnais ˈpraube.

Dans tous ces mots, c’est l’accent latin des mots amorem, amicum, pauperem qui a été conservé ; seulement en Français, les syllabes qui suivaient l’accent ont disparu ; dans les autres langues romanes, elles ont été conservées en tout ou en partie.

 

 

 

 

 

Voici la Table des matières (cliquez sur la photo pour l'agrandir) :

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26 septembre 2014

Nouveauté !

 

    J'ai rencontré Geneviève Briet, maître de langues à l'Institut des Langues Vivantes, lors d'une conférence donnée à l'invitation de l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve en Belgique, en octobre 2011.

L'UCL organise en effet un séminaire thématique ouvert en didactique du FLE un mercredi après-midi par mois lors duquel des professionnels de FLE  partagent leur expérience avec des pairs (enseignants, étudiants, chercheurs, formateurs, acteurs de terrain, bénévoles, …). 

En 2011-2012, le thème en a été : « Phonétique et intonation : quelles ressources pour l’enseignement du FLE ? ».
Outre ma présentation du 19 octobre intitulée suivant mon livre : «Enseigner la prononciation du français : questions et outils », les autres séances de ce même séminaire ont été consacrées :

• à la méthode verbo-tonale ; - le 23 novembre 2011 : avec Madame Martine Dubois, professeur à la Haute Ecole  Galilée à Bruxelles ;

• aux gestes et aux sons ; - le 15 février  2012: avec Madame Régine LLorca, maître de conférences au Centre de Linguistique Appliquée de Besançon et comédienne ;

• à l’apprentissage de la prononciation en autonomie grâce aux TICE : - le 14 mars 2012 : avec Madame Geneviève Briet (professeur à l'Institut des langues vivantes de l'Université Catholique de Louvain) sur la partie phonétique du site Internet "Mes premières classes" sur TV5 (en autoapprentissage) et Madame  Aline Loïcq de l'Alliance française Bruxelles-Europe sur leur expérience d'un logiciel d'auto-apprentissage et de leur expérience de la phonétique avec leur public ;

• au  problème "phonétique-graphie" : -  le 25 avril 2012 : avec Madame Pauline Pineau, professeur et responsable de l'ASBL PROFORAL (promotion de la formation en alternance).

 

   A la suite de ce chaleureux après-midi d'échanges avec un public averti, j'ai reçu de la part de Geneviève Briet le charmant message suivant :

     "J'ai été vraiment très séduite par ce que j'ai découvert lors de ce séminaire : beaucoup de réflexions, une approche "alter-phonétique" qui me plait, une tonalité de conférencier plutôt interactive, bref, beaucoup de plaisir. Pour paraphraser Fritz Lang, entre le cerveau et la bouche, il y a du coeur, et c'est vraiment ce que vous avez mis en évidence."

 

Et c'est en début de semaine que j'ai reçu un paquet par la poste accompagné du mot suivant :

    "J'ai l'honneur et le plaisir de vous faire parvenir notre ouvrage : La prononciation en classe, paru en juin dernier. Il doit beaucoup à un certain "Enseigner la prononciation du français..." J'espère que vous apprécierez la démarche "décomplexée" que nous proposons et que vous aurez envie de partager cette découverte sur votre blog."

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    C'est donc avec un plaisir non dissimulé que je me réjouis ici de la parution de ce nouvel ouvrage de phonétique du français que je vous invite dès aujourd'hui à découvrir et dont je reparlerai dans le détail très prochainement !

 

Geneviève Briet, Valérie Collige, Emmanuelle Rassart (2014), La prononciation en classe,

Les outils malins du FLE : Presses Universitaires de Grenoble, 192 pages. Prix : 15 euros.

 

    L'ouvrage propose des synthèses théoriques simples assorties de 45 fiches pédagogiques très variées en fonction des niveaux et des besoins. Un site internet propose des séquences vidéo et audio pour compléter ces activités. L'ensemble est extrêmement attractif !

    D'ores et déjà bravo à Geneviève Briet, Valérie Collige et Emmanuelle Rassart pour ce magnifique travail, cette démarche innovante et cette belle réalisation !

 

 

 

22 septembre 2020

Archive : Perfect French Pronunciation, de Knowles et Favard

[Dans la catégorie Archives, je présente un ouvrage de ma bibliothèque et j'en donne de courts extraits.]

 

KNOWLES, Mary H., DES COMBES FAVARD, Berthe (1924), Perfect French Pronunciation : a system of applied phonetics with drill in rhythmic French, Chicago, D.C. Heath and Company, 72 p.

 

      Voici la seconde édition du manuel : Perfect French Possible : Some Essential and Adequate Helps for French Pronunciation and Rhythm, écrit en 1910 par Mary H. KNOWLES, "membre actif de l'Association de Phonétique Internationale, Présidente pendant 37 ans du Club Français de Chicago, nommée Officier d'Académie le 16 Octobre 1902"... et par Berthe DES COMBES FAVARD, professeur de français à la Hyde Park High School de Chicago. Vous pouvez lire l'avant-propos et le sommaire de cette édition ici.

     L'ouvrage de 1924 présente, à mon humble avis, un intérêt essentiellement historique, les études de phonétique contrastive en français et en anglais ayant été largement developpées depuis. Mais de nombreux arguments du texte portent encore et tous sont une bonne base à la discussion.

     Voici la traduction de l'avant-propos.

 

 

Aux enseignants

Aux enseignants natifs français qu’il faudrait convaincre de l’utilité de cette méthode, et qui préféreraient laisser agir l’imitation naturelle, nous pouvons répondre que notre objectif est de réveiller le sens de l’imitation, de le cultiver, de le maintenir actif en ouvrant les oreilles et la compréhension de l’élève.

Aux enseignants américains de français qui ne seraient pas suffisamment sûr de leur propre accent pour utiliser cette méthode de comparaison entre les sons du français et de l’anglais, notre conseil serait d’étudier et de pratiquer quotidiennement  les exercices proposés. Ayant été obligés eux-mêmes de perfectionner leur prononciation de cette manière, ils seront plus aptes à l’enseigner à leurs élèves. Les voyelles anormales (« abnormal » = [y, ø, œ]) et les nasales ne peuvent être correctes que si les sons normaux sont maîtrisés.

Les premières leçons présentent des mots ne contenant ni voyelles anormales ni nasales et qui se ressemblent en français et en anglais. De même, tout au long du livre, les exemples ont été choisis en référence à leur simplicité, de même qu’à leur utilité dans les conversations quotidiennes.

Analyses et transcriptions sont présentées ensemble mais malgré ce fait, elles ne doivent jamais être transmises aux élèves en même temps. Une simple connaissance de la transcription permet de regarder la prononciation des mots dans un dictionnaire ou de l’indiquer rapidement et facilement par écrit, mais quand il s’agit d’énoncés et de phrases, il faut plus qu’un dictionnaire. L’élève doit être entrainé à la liaison et à l’enchaînement. La différenciation entre ces termes rend possible de traiter avec grande clarté de cet enchaînement des sons qui est essentiel à la fluidité du français.

Les exercices oraux et écrits progressifs tout au long du livre, permettront aux enseignants de comprendre la nécessité d’un travail quotidien régulier, qui pourra assurer une pureté sonore et une correction du rythme dès les premières étapes de l’apprentissage du français parlé.

 

     Voici le sommaire :

 

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   Pour illustrer le fait que la question rythmique est centrale - dès le titre, j'ai choisi de traduire le tout début de l'ouvrage puis une autre section (p. 39) qui aborde plus en détail les aspects rythmiques.

 

p.1

Différences de Prononciation

1. Les différences intrinsèques de prononciation entre le français et l’anglais sont :

- premièrement : le français est prononcé en avant de la bouche et non dans les molaires ;

- deuxièmement : les voyelles en français ne sont jamais « obscurcies » [ « obscured » ? centralisées ?] ou diphtonguées comme en anglais ;

- troisièmement : en anglais, un mot accentué sur la première syllabe commence avec beaucoup d’énergie qui décroit jusqu’à la fin du mot ; en français au contraire, la dernière syllabe sonore porte l’accent ; la dernière consonne prononcée avec une force explosive, alors que la syllabe initiale ne porte pas du tout d’accent.

L’étudiant doit garder ces principes à l’esprit ainsi que ce qui va suivre à propos du rythme.

 

Rythme

2.1. Les voyelles fusionnant dans les voyelles suivantes « Vowels melting into following vowels ») [ = les semi-consonnes] jouent un rôle important dans le rythme.

2. Les voyelles longues et courtes jouent un rôle important dans le rythme.

3. Les syllabes muettes jouent un rôle encore plus important dans le rythme.

4. L’accent tonique, ou syllabe accentuée, joue le rôle le plus important dans le rythme. Il marque la fin des groupes accentuels.

 

p. 39

Rythme

57. Le rythme est marqué beaucoup plus régulièrement en français qu’en anglais. On peut dire que la prose en français glisse (« scans »), tant ses pulsations rythmiques sont successives. La raison en est évidente. Les mots en anglais sont accentués sur la première, la deuxième, la troisième, quatrième ou cinquième syllabe, selon les cas, là où en français la pulsation est parfaitement régulière, puisque c’est seulement la dernière syllabe sonore du mot ou d’un groupe accentuel qui reçoit l’accent tonique.

La tendance des anglophones d’accentuer la première partie du mots semble plutôt brutale pour les oreilles françaises (« quite schocking ») : COrridor et caLOrifère, alors que le simple fait de placer un léger accent à sa place donne à ces mots leur vrai rythme français.

 

58. L’élève doit lire des pages de groupes accentuels, marquant le rythme régulièrement, donnant à chaque syllabe à peu près la même force, jusqu’à ce qu’il arrive à la dernière, légèrement plus forte. Il doit continuer à faire ainsi jusqu’à ce qu’il dépasse sa propension naturelle à accentuer les mots comme en anglais.

Il doit commencer son entrainement sur les groupes accentuels en étudiant et en lisant à haute voix §§41-69, puis choisir d’autres lectures faciles pour cette sorte d’exercice. S’il ne s’applique pas lui-même à un tel travail constructif de cette sorte, il acquerra probablement un français arythmique, et suivant il lui sera impossible de corriger ce qu’on appelle « l’accent anglais ».

 

 

 

 

 

     Enfin, pour attiser votre curiosité, certains exercices proposés ne sont pas sans rappeler le Work Out phonétique de Jean-Guy LEBEL*. Mais vous constaterez que l'ordre choisi ici est un ordre alphabétique (a, e, i , o , u)  et non phonétique [i, e, ɛ, a, ɔ, o, u, ... ]. Idem pour les consonnes : (b, c, d, f, g,...) et non [p/b, t/d, k/g ...]. Quelle différence? C'est comme si l'on organisait un entrainement musical en faisant se succéder les notes de la gamme par ordre alphabétique (do, fa, la, mi, ré, si, sol) et non en échelle diatonique (do, ré, mi, fa, sol, la, si). L'entraînement phonétique raisonné devrait toujours être organisé... phonétiquement, non?

 * LEBEL, Jean Guy (1990), Traité de correction phonétique ponctuelle, Québec : Les Editions de la Faculté des Lettres de l’Université Laval, 278 p.

 

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KNOWLES, Mary H., DES COMBES FAVARD, Berthe (1924), Perfect French Pronunciation : a system of applied phonetics with drill in rhythmic French, Chicago, D.C. Heath and Company, 72 p.

 

 

 

 

27 décembre 2020

Hervé Le Tellier

 

     Le Prix Goncourt 2020 a été attribué le 30 novembre dernier à Hervé Le Tellier pour son roman L'Anomalie.

 

     Brillant écrivain et irrésistible oulipien, Hervé Le Tellier a participé pendant de nombreuses années à la "récréation littéraire" de France Culture : Des papous dans la tête.

     C'est l'occasion de faire ré-entendre ici le début de sa biographie d'Auguste Pataquès (France Culture, 01/11/2015) dont je me suis déjà servi en bonus d'un post sur... les liaisons bien sûr. Cliquer sur le lien ci-dessous :

 

Auguste Pataquès

 

 

 

 

 

 

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